La zone d’intérêt de Martin Amis

La zone d'intérêtCertains livres nous arrivent précédés d’une polémique. La zone d’intérêt est de ceux-là, puisque l’éditeur habituel de Martin Amis en France, Gallimard, a refusé de le publier. Nous le lisons aujourd’hui grâce à Calmann-Lévy. Nature de la polémique ? Pas bien claire, mais enfin, on nous a présenté La zone d’intérêt comme une farce sur Auschwitz, d’où un certain malaise. De fait, les premiers papiers parus en France, bien avant publication pour certains, cherchent à justifier/démonter la position de l’auteur.

Qu’en est-il du roman lui-même ?

La quatrième de couverture annonce : « Comment oser un autre ton, un regard oblique ? En nous dévoilant une histoire de marivaudage aux allures de Monty Python en plein système concentrationnaire, Martin Amis remporte brillamment ce pari. Une manière habile de caricaturer le mécanisme de l’horreur pour le rendre plus insoutenable encore« .

Marivaudage, Monty Python, caricature, on a aussi parlé de farce : je prends ! Car oui, quand on essaie d’aborder la Shoah autrement, par le rire pourquoi pas, je suis preneuse. Donc, après Le nazi et le barbier d’Edgar Hilsenrath, L’espoir, cette tragédie de Shalom Auslander ou Mon Holocauste de Tova Reich, j’étais curieuse de voir ce qu’un goy allait pouvoir faire du sujet.

Je suis très déçue et crois ne pas avoir compris le propos de Martin Amis : où veut-il en venir ? Où est le burlesque dans cette histoire ? Est-ce parce que le commandant du camp se retrouve dans son jardin, le pyjama tirebouchonné sur les pieds pour n’avoir pas pu honorer sa femme ? Pas mon humour, sorry… De là vient une partie du problème, me semble-t-il car tout ce qui peut éventuellement faire sourire (version humour très grinçant), c’est ce commandant Paul Doll, nazi pur jus, alcoolique, aussi autoritaire qu’impuissant. Dieu que c’est original !

Sa femme Hannah, trop grande pour lui, est la cible des attentions d’Angelus « Golo » Thomsen, le séduisant neveu de Martin Bormann (secrétaire d’Hitler), autant dire intouchable. Bref, le Golo drague Hannah qui a l’air de s’en ficher. Tout ce monde-là vit à deux pas des camps, ça pue. On mange quand même bien, on dort, on s’amuse entre soi : c’est ignoble, c’est normal, c’est nazi. La banalité du mal est chose acquise depuis Hannah Arendt. Bon, et après ?

Ah oui, il y a Szmul, qui dirige le Sonderkommando, parce qu’il ne faudrait pas croire qu’Amis oublie les victimes. Devinez quoi ? Szmul, ça lui pèse de charrier les cadavres de ses coreligionnaires à longueur de journée, de leur arracher les dents, de faire croire aux petits enfants qu’ils vont prendre une bonne douche. Il en a même perdu la foi. Sans blague ?

La zone d’intérêt n’est pas le livre choquant qu’il voudrait être. Qu’y a-t-il de choquant à ce qu’un nazi tombe amoureux de la femme d’un autre ? La femme n’est même pas juive, il ne s’agit que d’un banal adultère. Est-il choquant que des hommes et des femmes vivent, mangent, dorment et rient alors que des millions d’autres sont exterminés sous leurs fenêtres ? Oui, évidemment, mais on n’a pas attendu Martin Amis pour s’en émouvoir, pour en pleurer et pour s’interroger sur ces hommes, nos frères humains. Et nous n’avons toujours pas de réponse.

Martin Amis prend bien soin, en fin d’ouvrage, de citer quantité de références. On ne peut pas lui reprocher son manque de connaissances. Il a aussi pris soin de s’acquitter d’une scène de tri, d’une scène de cadavres entassés, une autre de brûlés, de froid, de boue, un peu de beuveries et de sexe côté nazi. Vous emballez tout ça de nombreux mots d’allemand, d’odeurs de charniers jusqu’à cinquante kilomètres à la ronde et de quelques employés d’IG Faben propres sur eux et vous voilà à Auschwitz, non ? Non. NON.

Si au moins, l’intrigue se révélait intéressante… mais non, à l’image du livre, elle est convenue. Un livre ennuyeux de plus.

Martin Amis sur Tête de lecture

La zone d’intérêt

Marti Amis traduit de l’anglais par Bernard Turle
Calmann-Lévy, 2015
ISBN : 978-2-7021-5727-5 – 404 pages – 21,50 €

The Zone of Interest, parution en Grande-Bretagne : 2014

31 commentaires sur “La zone d’intérêt de Martin Amis

  1. Merci pour ce billet bien étayé. Je n’étais pas au courant de la polémique, mais rien que le nom de l’auteur m’avait fait éliminer ce titre. Dans une période littérature anglaise, j’avais tenté de lire un de ses précédents romans et m’y était ennuyée comme rarement. J’aurais plutôt été étonnée que tu adores !
    Je viendrais relire tes commentaires pour voir si quelqu’un d’autre à déjà lu et aimé Martin Amis.

    1. Martin Amis est considéré aujourd’hui comme l’un des plus grands auteurs britanniques. Par exemple, lors de l’émission L’Europe des écrivains consacrée à la Grande-Bretagne, il était le seul (le SEUL !) écrivain invité, alors que toutes les émissions pour les autres pays en comptaient bien sûr plusieurs…
      C’est le second roman que je lis de lui et le premier ne m’avait pas enthousiasmé non plus.

      1. Jamais lu cet auteur (mais son père, pourquoi pas?), je suis ravie que tu débroussailles sérieusement le terrain de la rentrée littéraire, je peux donc passer. De toute façon, sur le sujet je préfère en général les documents. je vais en rester à Primo Levi.
        J’ouvre grand les yeux : le seul écrivain anglais? peste! J’ai une super liste d’auteurs sur les livres desquels je me jette systématiquement, et je parle d’auteurs vivants!

      2. Je n’ai jamais compris ce choix : il y a quantité d’autres britanniques talentueux et représentants de différents courants…

  2. J’ai failli postuler pour lire ce livre avec les mêmes raisons que toi ( un autre regard). Ton avis me dit que j’ai bien fait d’être raisonnable. Je suis en train de lire Illska ( je n’ai lu qu’une centaine de pages) qui, lui aussi semble offrir un autre regard sur l’Holocauste mais parfois je m’y sens mal. Je suis curieuse de voir comment cela tourne.
    En tout cas pour Martin Amis, pas de regrets!

    1. Moi il me tentait vraiment, il fallait que je le lise : tout à fait ma thématique. La déception n’en est que plus grande…

  3. J’ai lu un Martin Amis (je ne me souviens même pas du titre)et je n’avais pas aimé. Pas retenté depuis. C’est peut-être l’arbre qui cache la forêt (par rapport à L’Europe des écrivains) ? En tout cas, si tu avais été dans le comité de lecture de Gallimard, tu aurais tout à fait approuvé de ne pas le publier, non ? 😉

    1. J’aimerais bien savoir très clairement pourquoi Gallimard ne l’a pas publié : est-ce le sujet ou vraiment la qualité littéraire ? Je ne sais pas.

    1. Je ne connais pas beaucoup de gens qui lisent Martin Amis et je ne sais pas pourquoi il est à ce point apprécié par l’intelligentsia française…

    1. Je ne voudrais pas ôter l’envie à tout le monde : je n’ai pas compris l’intérêt de ce livre (ni l’engouement de certain autour), ça ne veut pas dire qu’il n’en a pas…

    1. Parfois, un livre e besoin de bruit pour susciter l’intérêt : c’est tout ce que, pour moi, celui-là laissera derrière lui, du bruit.

    1. Si c’est un auteur qui te plait, tu seras certainement plus apte que moi à comprendre où il veut en venir exactement. En tout cas, je lirai avec beaucoup d’intérêt ton billet.

    1. J’espère qu’il y en aura de nombreux autres : j’ai vraiment hâte de savoir ce que les lecteurs en pensent, ce qu’ils y comprennent des intentions de l’auteur. S’ils sont des fidèles de l’auteur, certainement plus que moi…

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