Autant commencer par là : je n’avais jamais lu un livre comme Mon Holocauste de Tova Reich. Jamais rien lu d’aussi drôle sur la Shoah et d’aussi irrespectueux. Faux survivants des camps, chantages à l’émotion, bénéfices mirobolants et trains de vie de rêve grâce à l’exploitation du souvenir des six millions (de Juifs morts pendant la guerre) : rien n’arrête Tova Reich qui fait feu de tout bois contre l’utilisation et le business de la mémoire.
On suit les Messer, le père à la tête du musée de l’Holocauste à Washington et le fils président de Holocaust Connections, Inc. Autant dire que les six millions, c’est leur business, leur fond de commerce. Ces arrivistes minables et vulgaires (bien que très chics et tout à fait présentables) manient à merveille le blabla officiel, se gargarisent de mots qui ne sont que des formules. Le respect qu’ils prônent, ils l’ignorent car leurs principes ne sont que de façade et sont contournés dès qu’il est question d’argent et de pouvoir. Maurice s’est d’ailleurs inventé un passé de « chef des partisans qui a combattu les nazis dans les bois » qui fait bien rire toute la famille.
Jusqu’à un certain point. Car Nechama, l’unique petite-fille de Maurice et Arlene Messer a décidé de se faire none et qui plus est au couvent d’Auschwitz ! Ça risque de faire tache dans le profil… Maurice et Norman profitent donc d’un voyage à Auschwitz pour essayer de parler à Nechama devenue sœur Consolatio de La Croix. Pas facile car les nones résistent et parce qu’ils n’ont quand même pas que ça à faire : il s’agit de faire visiter à une vieille pleine aux as ce qui reste du camp de la mort pour qu’elle ouvre son porte-monnaie pour le musée. Ça lui vaudra une belle plaque et surtout, ça permettra à Maurice de continuer à passer en notes de frais hôtels de luxe et restaurants cinq étoiles (parce que bien sûr, on ne peut pas faire dormir un survivant dans la première gargote venue, un peu de respect…).
A la lecture de Mon Holocauste, le lecteur va de surprise en surprise : les Messer sont d’infects profiteurs qui ne pensent qu’à faire de l’argent sur la mort et la souffrance. Mais ce n’est pas tout.
Krystyna frissonna tandis qu’elle s’imaginait la pression impitoyable qui avait dû être exercée pour aboutir à cette modification. Elle avait constamment affaire à des Juifs, elle savait à quel point ils étaient sans merci. Ils étaient les mémorialistes du monde, ils faisaient de leurs souvenirs leur religion, ils vénéraient leurs souvenirs comme une idole, ils faisaient de leurs souvenirs les souvenirs des autres, ils avaient confisqué le marché du souvenir.
« Ils avaient confisqué le marché du souvenir » me rappelle Claude Lanzmann s’exprimant à propos de jeunes romanciers français qui ont osé écrire sur la Shoah. Pour lui, ils arrangent l’Histoire, ils s’approprient « une Histoire qui n’a jamais été la leur » : la Shoah est-elle l’Histoire des Juifs seuls ?
On va donc bien plus loin que la dénonciation de quelques pseudo-businessmen écœurants : c’est bien de l’attitude de tout un peuple aujourd’hui dont il s’agit. De la victimisation du peuple juif. De l’érection de la Shoah comme Mal absolu. La mémoire est devenue une industrie à laquelle même les sincères ne peuvent échapper :
La seule raison pour laquelle ceux qui se souvenaient de lui à l’époque, et qui ne risquaient pas de voir leurs propres exploits fictifs exposés, se retenaient de dénoncer Maurice était qu’ils craignaient que la révélation des mensonges d’un personnage si important dans le milieu de l’Holocauste apporte de l’eau au moulin des négationnistes et des révisionnistes et des skinheads. Si le passé du président du musée du Mémorial de l’Holocauste des États-Unis était une invention, qui pouvait dire que d’autres faits n’étaient pas également des inventions ?
Plutôt que de disserter, Tova Reich choisit la satire sans limite ni complexe. Elle tombe parfois dans l’hystérie un peu lourde, mais elle va tellement loin qu’on passe sur un certain manque de subtilité. L’accumulation nuit parfois à l’ensemble.
Le plus inquiétant, c’est que Tova Reich est fille et sœur de rabbins et l’ex-femme de l’ex-directeur du musée de l’Holocauste de Washington. Elle est aussi la sœur de l’un de ceux qui escaladèrent en 1989 les murs du carmel installé à l’intérieur du camp d’Auschwitz en signe de protestation : on frémit en s’interrogeant sur le pourcentage de vécu dans le roman et on se demande comment elle a pu être amenée à s’exprimer ainsi. Il y a certainement là du règlement de compte, mais elle a su transformer ses sentiments personnels non pas en protestation indignée ou en dénonciation mais en un livre drôle qui permet de s’interroger en profondeur sur la dérive de pratiques que le respect interdit bien souvent de dénoncer. Elle au moins ne sera pas accusée d’antisémitisme…
Mon Holocauste
Tova Reich traduite de l’anglais par Fabrice Pointeau
Le cherche midi, 2014
ISBN : 978-2-74-91-4103-9 – 358 pages – 19.50 €
My Holocaust, parution aux Etats-Unis : 2007
sur la pile; ça a l’air intéressant, dis – donc ! Et si en plus c’est drôle, je prends. Tu attends du débat, non ? Je suis curieuse de voir ça. A suivre
Je trouve qu’on n’a pas encore beaucoup entendu parler de ce roman : c’est bien dommage. Il a fait beaucoup plus de bruit aux USA. Je me demande parfois si on est chez nous prêts à tout gober : il y a une inertie autour de ce qui se publie, se lit qui me sidère assez, voire même qui me rend triste…
ah alors totalement d’accord…C’est peut-être parce que le lectorat de ce genre de livres est faible ( en nombre ! )Je crois aussi qu’on n’ose plus rien dire de peur d’être taxé soit de raciste, soit d’antisémite, soit de gauchiste( c’est devenu un gros mot ), soit de ceci ou de celà…La bien- pensance est toute puissante, la « morale » tue l’humour et même ceux qui disent la défendre sapent la liberté d’expression
Ton billet est très intéressant. Je ne me souvenais pas de la position de Claude Lanzmann par rapport aux jeunes auteurs qui ont écrit sur une histoire qui n’était pas la leur. Partant de là, on ne pourrait plus rien écrire d’historique…
Ce que la fiction fait du matériau historique est un sujet qui me passionne. Cette vidéo de Lanzmann je l’ai vue et revue et je n’arrive toujours pas à donner raison à cet homme dont j’essaie cependant de respecter la position…
Peut-être c’est juste qu’il est vieux, si tu vois ce que je veux dire ;)…En lisant Padura, que j’ai trouvé très objectif dans ce qu’il dit sur les juifs de l’époque de Rembrandt, je me suis dit que même lui et son roman pourraient être lus comme une critique un poil antisémite en reprenant des sujets qui sont considérés comme des clichés, mais qui n’en sont pas ( réussite financière, sens du commerce, etc…), tout aussi interdite que celle des autres religions, en ce moment en tous cas.
Lis Tova Reich : tous les clichés sur les Juifs y passent. Tu lis ça avec des yeux gros comme des soucoupes en te disant qu’elle est vraiment gonflée mais à l’abri de tout antisémitisme. C’est comme Il est de retour de Timur Vernes : il fallait un Allemand pour l’écrire.
Je n’y manquerai pas dès qu’il me tombe sous la main !
Tu vas dire que je suis rabat-joie mais rire de la Shoah même avec des juifs je peux pas …
Bonjour,
Un titre que je ne connaissais pas, je le note. Sur le même sujet, la victimisation et l’exploitation de la culpabilité « post shoah », il y a aussi « L’espoir, cette tragédie » de Shalom Auslander, américain, lui aussi, et juif, lui aussi … Et c’est également très drôle et culotté. Un film aborde le sujet également, mais plus de biais, c’est « Et puis les touristes », dont le nom du réalisateur m’échappe … Quant à Lanzmann, même son travail est fondamental, dans ses déclarations, il a parfois tendance à virer aux diktats …. Je me souviens d’une émission de « La grande librairie » (je sais que tu n’apprécies pas) où il avait carrément ignoré Magda Hollander Laffon qui venait présenter son livre de témoignage (ex déportée juive hongroise de Birkenau), c’était assez étrange comme attitude en fait … Pour « Il est de retour », c’est un texte auquel je n’ai pas pu adhéré, la position de départ de l’auteur n’y est pour rien, c’est juste que j’ai trouvé le résultat écrit très ambigu.
Merci pour ces conseils. Il y a aussi Le Nazi et le Barbier de l’écrivain juif-allemand Edgar Hilsenrath qu’il me faut lire dans le registre « humour et Shoah ». Claude Lanzmann s’est attiré de nombreuses critiques en raison de son intolérance, elles sont bien souvent justifiées ; j’avoue avoir du mal à comprendre cet homme et très malheureusement, j’ai comme entendu un écho de ses paroles dans le roman de Tova Reich.
Pour Il est de retour, j’ai trouvé que l’auteur maniait habilement l’humour : il s’en sert justement pour le dénoncer, car bien souvent il abrutit les gens…
J’ai rajouté un lien vers ta note sur « Il est de retour » après lecture (et découverte) de la tienne. même si nos ressentis de lecture au final sont très différents, ce que tu dis de ce livre me parait essentiel, autant j’ai plongé dans le malaise, autant tu as pris de la distance, les deux lectures sont possibles évidemment, mais le point crucial est sans doute celui que tu soulèves ici : écrire sur la shoah, lire sur la shoah, est souvent coincé dans un champ de repentances. Je rejoins aussi Aifelle sur le côté « paralysé ». Ce n’est pas nier l’horreur qu’en dire autre chose que l’horreur. Mais c’est une démarche que d’en lire (ou en dire) autre chose, et ce n’est pas évident. Pour déculpabiliser « Une comète », Magda Hollander Laffon adore « le nazi et le barbier » : un titre en référence à une scène du film de Claude Lanzman, je ne me trompe pas ?
Je ne sais pas d’où vient la référence, je vais chercher.
J’ai à peine entendu parler de ce livre, je comprends mieux pourquoi à lire ton billet. Le milieu médiatico-littéraire doit être paralysé à l’idée de faire le moindre faux-pas. C’est troublant ce que tu dis de la propre famille de l’auteur, mais on sait bien que les débordements existent dans tous les milieux, sous tous les prétextes. Je tenterais bien ..
Le seul à avoir réagi est Alain Finkielkraut dans la Journal du Dimanche : 2 pages d’éloges et d’explication de texte…
jamais entendu parlé de ce livre, mais il me tente bien, je suis fan de Shalom Auslander, et j’aime bien ce genre d’ironie culottée…
Eh bien pas de doute : tu seras servie !
Un ami m’en avait déjà parlé; je l’ai déjà noté. A rapprocher peut-être d’un essai court et sérieux sur ce genre de question, « L’Industrie de l’Holocauste » de Norman G. Finkelstein?
Merci de ce conseil : le sérieux sur le sujet m’intéresse aussi.
je n’en ai pas entendu parler non plus, il faut reconnaître que l’angle d’attaque est inhabituel, mais… pourquoi pas!
Je suis contente de le faire découvrir à quelques-uns.
Tiens, je vois dans les commentaires qu’Athalie cite « L’espoir, cette tragédie » que j’ai trouvé récemment chez le bouquiniste… chouette !
Recherches faites, je vois qu’il est aussi l’auteur de Lamentations du prépuce. Excellent, je lis sous peu Shalom Auslander !
Un livre décalé sur la Shoah que l’on attendait depuis longtemps.
En tout cas celui-là aura mieux du temps à être traduit…
sujet toujours difficile , j’ai lu avec grand intérêt ton billet et tous les commentaires , je garde ce livre dans ma liste tout en sachant que les antisémites vont s’en emparer .Et c’est tellement douloureux pour moi de parler avec des antisémites
C’est tellement difficile de comprendre l’antisémitisme, ça dépasse l’entendement, enfin le mien. Le racisme, j’arrive à comprendre pourquoi il existe, basé sur la différence, mais l’antisémitisme, j’ai beaucoup de mal, avec toute cette souffrance et cette haine…
Intéressant ! J’ai failli passer en voyant le titre depuis mon Commafeed, et puis tes premières lignes m’ont bien intriguée. Noté donc !
Très important les premiers mots d’un billet 😉
Pas du tout entendu parler de ce livre ! Je le note pour le sujet culotté !
Ravie. J’espère qu’il est resté dans cette tonalité toute la journée 😉
Je ne sais pas pourquoi les médias n’en parle pas, c’est incompréhensible…
autre question : pourquoi Lanzmann ne parle jamais du héros juif de Varsovie Mareck Edelmann dans son film » shoah »
réponse parce que Mareck Edelmann grand héros juif du ghetto de Varsovie était foncièrement anti-sioniste ( serait-il désigné comme : antisémite par lanzman ???? .
comme quoi il fait pour ne pas faire de terrorisme intellectuel , séparer l’anti-sionisme de l’antisémitisme
Et dire que j’hésitais à le lire ! Ton billet vient de balayer mes dernières réticences. Je dois aussi lire « Le nazi et le barbier », autour duquel je tourne depuis bien longtemps…
J’ai lu et apprécié l’humour
Surpris que nul ne fasse référence au livre de Kertsz Imre: « l’Holocauste comme culture » … Et que dire d' »Être sans destin »
Quant à Lanzmann, il finit par ressembler aux Messer, père et fils.
Je reviens lire les commentaires ( serais-je obsessionnelle du sujet ?) Mais c’est surtout les références de Galamp qui me font réagir , « Etre sans destin » est un livre magistral, je ne connais pas « L’holocauste comme culture » mais je note. Et je rejoins aussi ce qui est dit sur Lanzmann, à trop cultiver l’horreur, on finit par la diluer dans une stature. « Shoah », il fallait quand même le faire, ceci dit. L’hommage ne nie pas ses limites. Il me semble que c’est que ce » Mon holocauste » veut dire.
Pas une obsession personnelle non, mais il y a des livres qui je crois nous font assez brusquement changer de regard, ou au moins envisager les choses différemment. Et ces changements nécessitent d’en savoir plus, d’aller au-delà du prêt-à-penser traditionnel…