Incident à Twenty-Mile de Trevanian

Twenty-Mile« A long time ago came a man on a track… »

…et cette piste mena le jeune Matthew Dubchek à Twenty-Mile, Wyoming. Il ne transporte rien d’autre qu’un sac et le fusil fait maison de son père, genre de monstre comme on n’en fait plus. Il s’arrête là, cherchant du boulot. Mais il n’y a rien à Twenty-Mile en 1898, si ce n’est une quinzaine d’habitants, seuls reliquats des jours heureux.

« Les habitants de cette ville, c’est des épaves apportées ici par le raz-de-marée de la ruée vers l’argent et que le reflux a laissé échouer sur le rivage parce qu’elles avaient pas la force et le courage de replonger dans le courant.« 

Il y a eu jusqu’à deux cents habitants, au temps où le Filon Surprise donnait à plein. Mais cet ultime filon d’argent se tarit peu à peu et ne nécessite plus qu’une soixantaine de mineurs qui chaque samedi vient se saouler et tirer un coup en ville, c’est-à-dire à Twenty-Mile, avant de repartir pour la mine le dimanche matin, par le train.

Pas étonnant donc que les derniers habitants tentent de dissuader Matthew de rester : il n’y a rien pour lui ici, surtout pas le moindre boulot. Mais le jeune homme est de nature coriace, il déblatère et s’incruste, multipliant les coups de main jusqu’à se rendre non pas indispensable mais familier. Il améliore le petit déjeuner quotidien des trois filles du bordel de M. Delanny en leur confectionnant des biscuits, récure les baignoires de M. Murphy du palais du Rasoir comme jamais pour trois fois rien (dans un premier temps…), aide de bon coeur M. Kane et (surtout) sa fille Ruth Lilian au Grand Magasin. D’un mensonge à l’autre, il s’invente une histoire et se rêve en Ringo Kid, héros d’Anthony Bradford Chumms, « le meilleur écrivain de tout le vaste monde« .

A Twenty-Mile, il y a aussi une famille d’immigrés suédois qui tient l’auberge, Jef Calder et sa jambe de bois héritée de la guerre de Sécession, B.J. Stone l’ancien instituteur et son ami Coots, factotum de la mine et bien sûr le révérend Hibbard, alcoolique au dernier degré. Matthew fait son trou, s’installe dans le bureau de l’ancien marshal, abandonné depuis longtemps.  Et tout continue comme avant, les habitants ne vivant que pour la descente des mineurs du samedi soir. Jusqu’au jour où…

Lieder, un tueur psychopathe s’échappe de l’aile de haute sécurité de la prison de Laramie. Il traine dans son sillage jusqu’à Twenty-Mile deux cinglés aussi dévoués que dangereux. A l’inverse de ses deux acolytes, Lieder n’est pas une brute mais un baratineur, quasi un intellectuel pour la région, qui affiche un goût prononcé pour la cruauté raffinée. Son humour acéré et cruel terrorise les habitants qui comprennent très vite que ce type est un fou furieux caché sous de belles manières et ses citations toutes personnelles de la Bible.

Ça semble injuste, hein ? Mais que voulez-vous, la vie est rarement juste, et la justice plus rare que la vertu dans un bordel, comme l’a dit Paul aux Iowéens en 7,13.

Il menace, confisque toutes les armes, mettant Twenty-Mile à sa botte en quelques heures. Il va falloir jouer serré pour se débarrasser de lui et surtout empêcher que la douce Ruth Lilian tombe entre ses mains.

Sur le mode du western crépusculaire, Trevanian conjugue violence et humour avec brio. La violence est bien celle de l’Ouest, où le temps semble s’être arrêté. Les vestiges de l’Age d’or sont bien là, sous forme de bâtiments et de souvenirs, mais le rêve s’est enfui. Seuls demeurent la poussière et quelques desperados comme Lieder qui n’ont rien à perdre. Celui-là est un vrai haineux qui veut débarrasser l’Amérique des hordes de migrants européens qui la peuplent de bâtards fainéants et parasites. L’Amérique aux Américains ! Matthew incarne une autre forme de desperado : il est celui qui, pourtant jeune, n’a déjà plus aucun espoir. Il est le rejeton de ses hommes et femmes débarqués pleins d’espoir et qui n’ont trouvé dans le Nouveau Monde que misère, alcool et violence. S’enterrer à Twenty-Mile est le mieux qu’il puisse faire : là au moins, il peut se rêver en Ringo Kid, s’inventer un passé, laisser les autres lui imaginer un avenir.

Ainsi Trevanian met-il en parallèle l’Ouest des romans d’Anthony Bradford Chumms et l’authentique qui brisa tant de rêves et de vies. Chez Chumms (auteur fictif et admiré par Matthew), le Ringo Kid s’en sort toujours, il est l’invincible cow boy courageux que rien n’arrête ni n’entrave. Le héros mythique qui a alimenté Hollywood et fait fantasmer des millions de petits Blancs. Une Légende de l’Ouest. Tellement légendaire qu’aujourd’hui il n’en reste rien si ce n’est des films et des livres que cinéastes et écrivains actuels s’attachent à revisiter. Le temps n’est plus à la légende glorieuse et à la propagande mais à l’Histoire, beaucoup plus décevante et salissante.

Sous la plume de Trevanian, le western s’humanise. Il inquiète bien plus qu’il n’émerveille. Il surprend aussi par son humour sinistre mais réjouissant. Pour plus de crédibilité, Trevanian se met en scène à la toute fin du roman : il se serait rendu à Twenty-Mile et Destiny, la ville la plus proche, aurait retrouvé traces de ses tout derniers habitants. Comme si Trevanian voulait authentifier son Ouest à lui, le rendre au moins aussi réel que Walnut Grove ou Deadwood. D’un artifice à l’autre, le lecteur ne doute plus qu’il lit bien là la véritable histoire de l’Ouest.

 

Incident à Twenty-Mile

Trevanian
Gallmeister (Noire), 2011
ISBN : 978-2-35178-048-0 – 349 pages – 23,90 €

Incident at Twenty-Mile parution aux États-Unis : 1998

27 commentaires sur “Incident à Twenty-Mile de Trevanian

    1. Et finalement, ça manque, je suis d’accord. J’ai parlé western aujourd’hui, western littéraire et vraiment, Gallmeister est un incontournable du genre.

  1. je crois que la lecture de ton billet va me suffire , je suis trop en overdose de livres notés et pas encore lus. jJai adoré ton billet, tu racontes bien sans pour autant divulgacher

  2. Un auteur que j’ai repéré chez Gallmeister, mais pour l’instant j’ai encore quelques ouvrages de chez eux à lire dans la PAL dont la derniere sortie totem de Ross Mc Donald.( ces nouvelles traductions sont extra)

    1. Il y a western et western : je ne suis pas fan non plus du western à la John Wayne avec lequel on nous a plus qu’abreuvés. Celui-ci est bien différent, avec sa distance ironique face au genre.

  3. Quel beau billet, surtout la fin!! Je suis toujours admirative de la manière dont tu parles des livres… C’est un thème que j’apprécie en littérature donc je note ce titre.

  4. Je note! Je suis devenue dingos des westerns que je m’astreins à lire avec parcimonie histoire de ne pas faire une overdose de ce genre que j’affectionne tant…

    1. Ça ne m’étonne pas, c’est addictif ce genre de lecture. Et tu adoptes la bonne attitude : dégustation plutôt que goinfrage 😉

  5. Je viens de terminer la lecture de plusieurs de tes billets et je tiens à te féliciter Sandrine pour ta finesse d’analyse. J’ai noté plusieurs titres, tu sors des sentiers battus, bravo !

    1. Oh, c’est gentil ça, ça me fit très très plaisir ! J’aime bien essayer de comprendre, les livres comme les gens, c’est un défaut chez moi alors tant mieux si mes petites réflexions intéressent 🙂

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