Les amateurs de romans policiers historiques trouveront à se dépayser avec L’étrangleur de Pirita. L’Estonien Indrek Hargla nous transporte en effet en Livonie (états baltes) en l’an de grâce 1431, pour la quatrième enquête de l’apothicaire Melchior Wakenstede, tout à fait lisible sans avoir lu les précédents opus.
Non loin de Tallinn, le monastère de Pirita est enfin sur le point d’être consacré, c’est une question de semaines. Les travaux ne sont pas encore achevés et la règle de sainte Brigitte pas scrupuleusement observée mais moniales et pèlerins y prient déjà avec ferveur. Malheureusement, on s’y livre aussi à des activités beaucoup moins catholiques, qui nécessitent la présence de l’apothicaire Melchior connu de tous pour sa perspicacité.
On l’appelle dans un premier temps pour siéger au conseil des sages qui doit se prononcer sur l’état de Taleke. Depuis plusieurs semaines, cette jeune moniale ne parle plus, si ce n’est qu’elle prononce des mots incompréhensibles. Elle ne se confesse ni ne chante et Kandis Bengtsdotter, l’abbesse, devra la chasser si son état ne s’améliore pas. Elle a donc convoqué une réunion de quelques sages qui doivent entendre Taleke et essayer de comprendre son sabir. Melchior est l’un d’entre eux. Alors qu’il aborde le monastère, il découvre un cadavre à moitié enfoui sous la neige. Il apparait que c’est celui du seigneur de Saha, Winrich Bordecke, mort étranglé. Mais ce Bordecke est mort trois mois auparavant au monastère et a été dument enterré : qui donc est ce cadavre ?
Ce premier meurtre sera suivi de plusieurs autres, notamment celui de Taleke. L’étrangleur de Pirita s’en prend aux moniales et même aux pèlerins. Melchior interroge, fouille, écoute aux portes, accaparé qu’il est par la maladie de sa femme restée à Tallinn.
Les enjeux du roman policier historique sont doubles : construire un contexte historiquement fiable et captiver par une bonne intrigue, car le genre est affaire de divertissement. S’il ne fait aucun doute que de nombreux auteurs sont au fait de l’époque qu’ils traitent dans leurs romans, l’intrigue pâtit parfois d’un manque de densité ou d’originalité. Ce n’est pas le cas ici, et pour peu qu’on s’intéresse à l’histoire de l’Église, L’Étrangleur de Pirita comble l’amateur d’Histoire comme l’exigeant lecteur de roman policier.
Le roman est riche sur bien des sujets, dont un a particulièrement retenu mon attention. Il se démarque d’autres enquêtes en monastère car l’enquêteur n’est lui-même pas membre du clergé et par le regard porté sur les femmes. La femme de Melchior et surtout sa fille Agatha, qui aime apprendre et profite des leçons données à son frère (destiné à reprendre la charge) : elle apprend vite Agatha, elle est douée mais malheureusement pour elle, elle est une femme donc inapte. Les femmes sont alors bonnes à être des épouses, cloitrées à la maison, ou des sœurs, enfermées dans un monastère. Indrek Hargla se penche discrètement sur ces femmes cloitrées.
Il les observe, sans forcer le trait. Avec raison, il ne leur donne pas la parole : faire d’elles des héroïnes modernes aurait été une erreur. Ces femmes enfermées ne pouvaient s’exprimer par écrit (hormis quelques-unes devenues docteurs de l’Église comme Hildegarde de Bingen) mais elles n’en pensaient pas moins. Et qui sait ce qu’elles pensaient ? Qui sait ce qu’elles enduraient, passant leur vie entière et parfois très longue enfermées sous le regard d’autres femmes ?
Le choix d’un monastère de sainte Brigitte (de Suède) est d’autant plus intéressant que cette sainte a posé bien des problèmes à la hiérarchie catholique, donc aux hommes :
Toute cette règle de sainte Brigitte est vraiment une drôle d’affaire, se dit Melchior. L’abbesse ici était la seule personne investie de l’autorité suprême, le monastère tout entier lui était soumis – à elle, une femme -, et même l’évêque ne pouvait infliger un châtiment à quelqu’un du monastère sans son accord. Les hommes, les prêtres, étaient là pour célébrer la messe, distribuer les sacrements aux moniales et les entendre en confession. Même Gerlach, qui était actuellement sous-prieur et serait , selon toute vraisemblance, désigné comme prieur une fois l’été venu, n’avait pas de pouvoir sur Kandis, tant dans les affaires séculières que spirituelles. Tout ce que faisait Gerlach devait avoir recueilli l’accord de Kandis. Une telle règle semblait tourner l’Eglise, gouvernée par des hommes, en ridicule…
L’ordre de sainte Brigitte (l’Ordre du Très Saint Sauveur qui suit la règle de saint Augustin) est donc contesté : ces messieurs n’admettent pas que des révélations capitales aient été faites à une femme (par le Christ et la Vierge eux-mêmes !), et encore moins qu’elle ait institué une règle monastique selon laquelle moines et moniales vivraient dans un même monastère. Les opposants sont nombreux, les partisans existent cependant, au rang desquels celui qui mit par écrit ses révélations (elle même n’a bien sûr rien écrit).
Ce roman d’Indrek Hargla ne manque donc pas de consistance. L’auteur estonien sait parfaitement mêler ces considérations à son intrigue sans l’alourdir ou la transformer en traité de vie monastique. C’est bel et bien l’accumulation de meurtres et l’enquête de Melchior qui entretiennent le suspens : les pèlerins logés depuis de longs mois au monastère sont-ils uniquement soucieux du salut de leurs âmes ? Que signifient les runes découvertes par Melchior ? Quelle légende alimente les fantasmes de quelques chercheurs de trésors ? Mystère, mystères…
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L’étrangleur de Pirita
Indrek Hargla traduit de l’estonien par Jean Pascal Ollivry
Gaïa, 2016
ISBN : 978-2-84720-662-3 – 382 pages – 23 €
Pirita kägistaja, première parution : 2013
Voilà une nouveauté parfaite pour aller faire un tour en Estonie… et voyager dans le temps par la même occasion ! Je note, tu sembles assez emballée !
Dès qu’il y a un monastère ou une église à l’horizon d’un roman, je me sens bien. J’aurais peut-être été moniale à cette époque, une de ces Brigittines têtues par exemple, ou plutôt une béguine qui ne se laisse pas faire par tous ces hommes, qui même vêtus de robes restent néfastes au genre féminin…
Il a tout pour me plaire ce roman, l’enquête, le pays, l’époque … Hop, un de plus de noté.
Il faut bien avouer que je n’y connaissais rien à cette Livonie, j’ai dû faire quelques rapides recherches. Et c’est d’autant plus intéressant : cette lointaine période nous semble proche et compréhensible après une telle lecture.
je connais bien des amies à qui offrir ce roman . Peut-être vais-je le lire avant car ce qui me fait lire des polars c’est le fait de découvrir un pays ou une tranche d’histoire, cette Sainte Brigitte qui aimaient les hommes sans se faire dominer par eux me plaît bien.
Il y avait à l’époque comme aujourd’hui de fortes femmes. Il était alors difficile de s’affranchir du carcan social installé principalement par la religion, mais quand elles y parvenaient : quelles femmes ! 1431 est d’ailleurs précisément la date du procès et de la mort de Jeanne d’Arc. Elle a mal fini bien sûr mais laissé une marque indélébile dans l’Histoire, malgré la canonisation et l’Église qui veut tout tirer à elle, même les femmes quand elles finissent par lui convenir (sous la pression populaire le plus souvent).
Il est pour moi celui-là 🙂 Décidément les Brigitte, sainte Brigitte de Kildare avait fondé en son temps le premier monastère double (mixte) d’occident dit-on… encore des soucis pour l’église de Rome 😀
Rien à voir avec le livre mais sort la semaine prochaine un film qui promet d’être très intéressant pour peu qu’on s’intéresse à l’histoire de l’Eglise et pour le coup l’histoire récente : « Les innocentes » d’Anne Fontaine, sur des religieuses polonaises violées au sortir de la Seconde Guerre mondiale et enceintes…
Il y a eu des Brigittines à Bruxelles. Si je croise ce roman en bibli, pourquoi pas ?
Et à Oignies il y a eu Marie : ma chère Marie d’Oignies avec laquelle j’ai passé un an, penchée sur l’histoire de sa vie…
pourquoi pas en effet? Surtout que ça me fait penser aux Chiens de Riga du regretté Mankell!
J’ai découvert Mankell il y a peu, avec plaisir, j’y retournerai 😉
C’est juste merveilleux Indrek Hargla ! Je le suis depuis le début de la série et c’est un véritable plaisir à chaque fois !
Eh bien si les autres opus sont aussi intéressants que celui-là, je ne manquerai pas de retourner faire un tour du côté de Tallinn !
Bonjour Sandrine, moi qui ai aimé les trois premières enquêtes de Melchior, je me suis précipitée pour acheter ce quatrième tome que je ne vais pas tarder. L’époque et le contexte peu connus dépaysent beaucoup. Bonne après-midi.
Je le découvre et constate que ce Melchior a déjà ses fans. Il ne fait pas de doute que je vais maintenant me tourner vers les tomes précédents.
Très tentée par ce que tu en dis, je note
C’est déjà sa quatrième enquête, mais il ne me semble pas avoir vu passer les autres sur les blogs.. et pourtant, il a déjà ses fans !
Voilà qui donne envie de découvrir cette littérature, que je ne connais guère !
En matière de littérature estonienne, je n’ai lu que le fameux Andrus Kivirähk auquel on a remis le Grand Prix de l’Imaginaire il y a deux ans. J’imagine qu’il a d’autres très bons auteurs dans ce pays…
Ah ! Melchior l’apothicaire ! Je me disais bien que ça me parlait. J’avais noté le premier de la série (L’énigme de Saint-Olav) pour le challenge UE/Estonie. Apparemment un bon choix ! Yapluka !:-)
Eh bien oui, un bon choix, et je pense que toutes ces enquêtes peuvent se lire totalement indépendamment.
Ca a l’air intéressent, un dépaysement total ! Je vais jeter un coup d’œil sur le premier tome 🙂
Moi aussi du coup 😉
J’ai déjà lu un bon billet sur un autre blog – désolée, je ne sais plus qui -, et là, tu en rajoutes une couche pour que je m’y attaque.
Doit exister une conspiration pour favoriser la lecture d’auteurs estoniens 🙂
J’ai du retard dans mes lectures mais celui-là je le note, pour l’Estonie et pour le côté polar historique.
Le Papou
Et si d’aventure il te plait, il y en a trois autres avant !