La petite femelle de Philippe Jaenada

La petite femelleEn ne sachant rien sur Pauline Dubuisson en ouvrant ce livre, vous le lirez non seulement comme la formidable enquête qu’il est, mais aussi comme une biographie et un roman à suspens. Oui, tout ça dans un seul texte, du formidable Philippe Jaenada au style si reconnaissable. Il met sa verve au profit de ses convictions pour défendre la petite femelle, Pauline Dubuisson la scandaleuse, trop tôt venue en ce monde.

Elle doit sa précocité intellectuelle et psychologique à l’éducation de son père qui veut faire d’elle une battante, son fils chéri en quelque sorte. Il lui fait la classe jusqu’à un âge avancé, lui donne à lire Nietzsche à douze ans. Elle apprend l’allemand auprès d’un précepteur, ce qui lui sera bientôt utile. Elle n’est qu’une toute jeune adolescente quand les Allemands viennent occuper Dunkerque et Malo-les-Bains, là où elle vit. A treize ans, elle n’a pas la fibre patriotique. Par contre, ces beaux soldats jeunes et forts lui plaisent beaucoup. Elle devient donc la maîtresse d’un jeune marin allemand, puis plus tard, dans la ville enclavée, d’un médecin-chef, allemand lui aussi.

Après une Libération difficile, elle part à Lille poursuivre ses études et elle rencontre Félix, étudiant en médecine comme elle. Ils deviennent amants, mais lui est un brin collant, il l’étouffe et elle le prend à la légère, se jouant de ses sentiments, le trompant avec un professeur. Quand elle se rendra compte de ses sentiments pour lui, ce sera trop tard, il sera parti.

Les trois cents premières pages de La Petite femelle sont consacrées à tout ce qui se passe avant. Avant quoi ? Avant l’acte qui lui vaudra un procès (on le comprend vite) et la prison. On comprend aussi assez rapidement qu’elle a tué quelqu’un. Mais Philippe Jaenada prend tant de soin à ne dévoiler que très progressivement qui, comment et pourquoi que j’aurais des scrupules à en dire plus. Car ce roman-enquête est construit comme un suspens, de surcroît très haletant. La scène du meurtre est sans cesse reculée, l’accumulation de détails très précis met le lecteur à la torture : on veut monter ces marches, on veut entrer dans cette chambre, on veut oui on veut assister à la scène de meurtre !

Première partie passionnante, scène centrale captivante, mais que va-t-il nous raconter dans les trois cents dernières pages ? Eh bien le procès, l’inique procès intenté à cette femme libre, intelligente, trop belle et pas assez repentante. Les « pitbulls du palais » (partie civile, procureur et président) s’acharnent sur elle, la moquent et l’humilient, n’hésitant pas à mentir et à prendre parti. Ils seraient risibles aujourd’hui dans toute leur assurance d’hommes et de moralisateurs si la vie d’une jeune femme de vingt-sept ans n’était alors en jeu.

Avec la même hargne et le même douteux professionnalisme, les journaliste flagellent la jeune femme trop libre. Les journalistes femmes elles-mêmes n’ont pas le verbe assez haut pour traduire leur mépris. Tous mettent leur fiel au service de la femme domestique, soumise et obéissante, une chose au service de son mari. Pauline Dubuisson est bien trop intelligente et libre pour se fondre dans ce moule au sortir de la guerre. En la condamnant elle, ce sont toutes les femmes trop libres qu’on condamne.

Philippe Jaenada reprend méthodiquement toutes les pièces du dossier, les archives anciennes et dénonce la manipulation policière et judiciaire tout autant que l’hypocrisie sociale.

Le principe est simple : les témoins, accablés […], accentuent volontairement ou non tout ce qui pouvait laisser présager un tel drame ; la police, c’est-à-dire l’inspecteur-chef Barrière, trie ce qui l’intéresse, les dépositions à charge, et les accentue légèrement ; les magistrats chargés d’établir le réquisitoire définitif et l’acte d’accusation interprètent le rapport de Barrière, en le modifiant sensiblement et, si besoin est, en le renforçant (ce qui n’est pas peu dire) ; enfin, la presse scénarise et dramatise tout ça : ayant moins de règles et de devoirs, elle se charge de présenter comme avéré tout ce que les officiels du système ne peuvent raisonnablement pas se permettre d’inventer.

Malhonnêteté de la Justice et contre-vérités journalistiques ont eu raison de Pauline qui trouve en Philippe Jaenada un défenseur très convaincant. On imagine le colossal et minutieux travail d’enquête. Il n’est pas un fait, un témoignage, une lettre qui ne soit décortiqué preuves à l’appui. On ne fait pas ici dans le flou artistique. Mais on fait dans le Jaenada et ceux qui l’ont déjà lu et apprécié s’en réjouiront : accumulations de parenthèses (il peut en fermer jusque trois à la fois), tirets et digressions sont sa marque de fabrique. Ces dernières pourront agacer, même si grâce à elles on apprend par exemple comment Hitler a censuré Bambi ou d’où vient l’invention du slip kangourou… Jaenada rapporte mille anecdotes personnelles issues d’associations d’idées qui semblent si naturelles qu’on se laisserait prendre à sa désinvolture narrative. Elles ne sont pourtant que la marque de l’écrivain à l’œuvre, de l’écrivain dans son temps et son actualité, de l’écrivain au présent et saisi par son sujet autant que par la vie.

On se situe dans la veine de Laurent Binet et de son formidable HhHH, sauf que Jaenada a beaucoup plus d’humour, un humour corrosif et décalé qui fait mouche à chaque fois. Il n’est donc pas question d’une biographie classique, ou d’une enquête journalistique traditionnelle mais bien de l’histoire d’une rencontre entre Philippe Jaenada et Pauline Dubuisson, lui tissant des liens plus ou moins fantasmés avec elle.

La petite femelle est un texte très stimulant qui dénonce un acharnement médiatique et judiciaire (et toutes les manipulations qui vont avec), qui souligne les hypocrisies d’une génération et nous offre à déguster un style maîtrisé, original, vindicatif et bluffant. Sept cents pages, toutes passionnantes.

Henri-Georges Clouzot s’est inspiré de l’affaire Pauline Dubuisson pour son film La Vérité. Brigitte Bardot y joue Dominique Moreau, belle jeune femme libre et sauvage que les vieux croutons ne comprennent pas. Charles Vanel y joue son avocat, bien plus efficace et convaincant que celui qui défendait effectivement Pauline Dubuisson. Il harangue le ministère public : « Est-ce qu’on la juge parce qu’elle s’est montrée légère ou parce qu’elle a tué un homme ?« . C’est en effet la question centrale suscitée par ce procès, qui est le procès de la jeunesse et de la liberté, d’un insupportable je m’en foutisme qui défrise le bourgeois. Brigitte Bardot n’est pas une grande actrice dramatique, mais en petite femelle, elle est superbe.

Le crime de Pauline Dubuisson date de 1951, le film d’Henri-Georges Clouzot de 1960. Plusieurs livres ont été écrits avant La Petite femelle mais il est étonnant d’en voir sortir un autre la même année : Je vous écris dans le noir de Jean-Luc Seigle.

Philippe Jaenada sur Tête de lecture

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La petite femelle

Philippe Jaenada
Julliard, 2015
ISBN : 978-2-260-02133-9 – 714 pages – 23 €

38 commentaires sur “La petite femelle de Philippe Jaenada

  1. J’ai lu les deux : celui de Jean-Luc Seigle, paru quelques mois avant, qui est plus romancé, et celui-ci, qui s’apparente à une enquête.
    J’ai adoré l’humour de Jaenada et ses digressions – que j’avais beaucoup aimés également dans Sulak
    Par contre je ne suis pas d’accord avec le terme « erreur judiciaire » : on a beau avoir de la sympathie voire de l’empathie pour Pauline Dubuisson, elle a quand même bel et bien tué…

    1. Oui, tu as tout à fait raison, l’expression n’est pas appropriée car Pauline Dubuisson a en effet tué. C’est plus une erreur de jugement (le terme ne colle pas non plus…), dans la façon dont elle a été jugée, dont le procès a été orienté. Je ne sais pas bien comment exprimer ça finalement…

    1. Celui-là n’est pas un roman et il est épais, c’est vrai, mais c’est du pur Jaenada et c’est vraiment très bien. Je ne peux que te le conseiller. Tu n’auras pas besoin de lire beaucoup de pages pour voir si ce style te convient ou s’il t’agace.

    1. Du coup, tu n’auras plus l’effet de « suspens » qui a parfaitement fonctionné avec moi puisque je ne savais rien de cette histoire (et que je ne lis pas les 4e de couverture…).

  2. ma réticence à lire ce roman vient du fait qu’elle a tué , mais j’imagine très bien la façon dont sa vie de femme libre l’a complètement désservie lors de son procès.

    1. Toute l’affaire du procès (et une partie du roman) c’est de savoir si elle a tué de façon préméditée ou si c’est un crime passionnel, sous le coup de l’émotion. Elle reste meurtrière dans les deux cas mais ça change beaucoup de choses.

  3. Quel enthousiasme ! Ayant été un peu déçue par Sulak, parce que je préfère quand Jaenada parle de lui, j’hésitais avant de lire ce titre (disons que je me suis dit que j’allais attendre sa sortie en poche). Mais bon, s’il bénéficie du label de Sandrine « à lire absolument »…. !

    1. Oh, mais il y a aussi de ce Jaenada-là. Par exemple, il raconte la biture qu’il a pris après réception du prix de Flore. Perso, j’ai trouvé l’épisode un peu long (pour moi, c’est la seule longueur de tout le texte). Il raconte aussi comment il se met à souffrir des mêmes symptômes que Pauline Dubuisson… et toutes sortes d’anecdotes sur sa femme, une femme de caractère elle aussi (je me demande bien comment elle lit ça…) !

      1. Oh, si leur couple a survécu au « Cosmonaute », dans lequel il nous la présente comme une maniaque à moitié démente -que, ceci dit, il aime profondément-, il peut survivre à tout !!

  4. J’avais adoré le film ! Mais je ne me souviens plus de l’histoire, juste de l’actrice qui collait parfaitement à cette idée de « femme trop libre » … Par contre, le style de Jaenada m’agace, sauf que je n’ai fait qu’une seule tentative, et elle date de son premier titre … Donc, tentée je suis, par ton argumentaire, mais j’attendrai la sortie poche … Rien à voir, mais « Etonnants voyageurs » approche, tu en seras ?

    1. Je crois que c’était la première fois que je voyais un film avec Brigitte Bardot : magnifique !
      Et oui, je vais à Saint-Malo. Suis en plein dedans : 8 débats et rencontres à préparer, des pavés à lire en peu de temps, un gros boulot mais quel plaisir !
      J’espère bien qu’on ne se ratera pas cette fois :-;

    1. Si tu accroches à son style, je pense que tu dévoreras comme moi ce pavé : ça se lit vraiment très facilement, comme un roman à suspens haletant, jusqu’au bout.

    1. Moi aussi je l’avais noté depuis la rentrée, et attendu bien trop longtemps pour le lire : je te le conseille vivement !

  5. Je n’avais pas été très tentée à sa sortie (et rebutée un peu par l’épaisseur du volume, je dois dire, au regard du sujet… Mais tu donnes bien envie… et la comparaison avec Binet et HHhH, que j’ai adoré, ne me laisse pas insensible !

    1. Le style n’est pas le même, il est même assez spécial, mais ils ont tous deux une façon assez proche d’écrire l’Histoire, de la réinventer avec eux à l’intérieur… (formulation bizarre mais tu me comprends puisque tu as lu Binet)

  6. J’ai lu et beaucoup aimé « je vous écris dans le noir », du coup j’hésite pour celui là, même si c’est intéressant de voir l’affaire sous un autre angle. En plus Philippe Jaenada avec « descendu » JL Seigle lors d’un entretien que j’avais vu … pas trop aimé.

    1. Pas bien fair play en effet… j’imagine qu’après avoir travaillé des années sur le sujet, ça peut agacer de voir un autre livre sortir en même temps sur le sujet…

  7. J’ai repéré ce livre lors de l’interview de l’auteur dans On n’est pas couché, le titre ne me donnait pas du tout envie mais finalement l’histoire m’interpelle, en tout cas tu me confortes dans cette envie!

    1. Je crois que le titre vient du film, en tout cas, Brigitte Bardot se définie ainsi, comme une petite femelle, une femme bien vivante et pleine de désirs. Et c’est bien ce qui fait peur aux hommes !

  8. Conseillé par ma maman, lu en 3 jours (confinement merci…). Je ne connaissais rien de cette affaire (je suis née en 86, je ne me justifie pas ) et je ne connaissais pas Philippe jaenada…
    Alors pour l’écriture, les digressions sont un peu déconcertante parfois, les parenthèses entre parenthèses etc mais j’aime tellement son humour et son implication que je lui pardonne facilement.
    Pour ce qui est du livre même, je ne regrette pas de m’être lancée, j’aime le soucis du détail, l’absence de jugement et l’empathie dont l’auteur fait preuve…
    Je ne savais pas qui était pauline du buisson et 700 pages plus tard je me retrouve en elle (pas parceque j’ai tué mais plus dans ces paradoxes et ces multiples facettes)…
    Je conseille donc, aux esprits ouverts

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