Les revenants de Laura Kasischke

Les RevenantsDans une vénérable université du Midwest, des jeunes filles blondes et souriantes, un verger de cerisiers. Sous la plume de Laura Kasischke, contexte et protagonistes trop convenus sont déjà inquiétants. Car aucun écrivain, sauf peut-être Joyce Carol Oates, ne nous parle comme elle du dessous des cartes dans le monde universitaire américain. L’apparence est son royaume, méfions-nous donc de ce que l’on voit, des jeunes filles en particuliers, des revenants aussi, dans une certaine mesure…

Il y a quelques mois de ça, Craig a eu un accident de voiture qui a causé la mort de sa petite ami Nicole. A Godwin Honors Hall, on a fait de lui un assassin. Pourtant, il revient à la rentrée y poursuivre ses études. Son seul ami, Perry, est à nouveau son compagnon de chambre. Il était l’ami d’enfance de Nicole mais ne tient pas Craig pour responsable de sa mort.

Shelly a pratiquement assisté à l’accident qui a coûté la vie à Nicole : elle suivait la voiture de Craig et fut donc la première sur les lieux. De nombreuses fois, elle a contacté journaux et police pour expliquer que les faits ne sont pas du tout ceux relatés par les médias : Nicole n’était ni défigurée ni brûlée, d’ailleurs, la voiture n’a pas pris feu. Et bien d’autres détails qui ne cadrent pas du tout avec ce qu’elle a vu.

Mira est une jeune prof d’anthropologie qui donne un cours sur la mort et les pratiques funéraires. Elle s’intéresse aux croyances et son cours fascine autant qu’il perturbe ses étudiants de première année. Perry s’y inscrit et son cas suscite bientôt l’intérêt de Mira : depuis qu’elle est morte, il a vu Nicole sur le campus et il n’est pas le seul.

A ces principaux personnages il faudrait ajouter une brochette de jeunes filles, dont Josie, toutes vues de l’extérieur par les yeux d’abord éblouis de chacun. C’est qu’elles sont belles, très belles et qu’elles représentent le modèle par excellence de la femme américaine. Toutes fréquentent des sororités, ces groupes très fermés aux pratiques a priori innocentes. Sauf bien sûr dans les romans de Laura Kasischke qui ici dévoile peu à peu les rites effrayants auxquels s’adonnent les jeunes filles.

On se demande d’ailleurs ce qu’il y a de plus effrayant entre l’inconscience des demoiselles ou leur indéfectible solidarité. On comprend très rapidement que Craig a été l’objet d’une machination et qu’en revenant s’inscrire  à Godwin Honors Hall, il bafoue les lois non écrites qui ont présidé à sa désignation en tant qu’assassin. Le très naïf et très amoureux jeune homme va se trouver confronté aux plus ravissantes harpies qui soient, prêtes à tout pour préserver leurs secrets.

Tout ça est machiavélique et sordide à souhait. Si le lecteur est ferré dès le début par les invraisemblances liées à la mort de Nicole, le rythme du roman est d’abord très lent. Ce n’est que progressivement que le lecteur pénètre l’ambiance de Godwin Honors Hall et de ses sororités, grâce aux personnages. Shelly, Mira et Perry, d’une rare profondeur psychologique, nous deviennent familiers et proches même si on n’a jamais mis les pieds sur un campus américain. Grâce aussi à une dynamique narrative qui finit par river le lecteur à son fauteuil. Laura Kasischke alterne passé et présent, remontant le temps au-delà de l’accident. Peu à peu le lecteur comprend la perversité de certains, devine la manipulation, prend de la distance et embrasse la grande scène théâtrale qu’est le campus.

La romancière américaine traite du thème du fantôme avec une subtilité étonnante. Le décor d’un gothique moderne sert un propos malsain et dérangeant qui bouscule le beau mythe américain de la jeunesse saine et triomphante. Les personnages sont prisonniers d’une toile bien plus grande qu’eux, livrés pieds et poings liés à des araignées affamées de gloire, de bien-être et d’ascension sociale.

Encore et toujours, Laura Kasischke gratte sous le vernis des apparences et ausculte une société dont les rêves avoués ne sont que cauchemars ripolinés de convenances puritaines. La femme américaine, ici vue à travers les jeunes filles, est un monstre de perversité qui séduit et manipule en toute conscience. L’innocence a tout jamais perdue…

Laura Kasischke sur Tête de lecture
 
Les revenants

Laura Kasischke traduite de l’anglais par Eric Chedaille
Bourgois, 2011
ISBN : 978-2-267-02211-7 – 587 pages – 22 €

The Raising, parution aux Etats-Unis : 2011

29 commentaires sur “Les revenants de Laura Kasischke

  1. il traîne depuis 2 ans sur mes étagères. j’avais commencé à le lire mais trop alambiqué dès le début. Mais ton avis me donne envie de reprendre de zéro. Merci 🙂

    1. Au début de chaque chapitre, on ne sait pas si on est avant ou après l’accident : ça n’est pas dit explicitement. Mais je t’assure qu’au bout de quelques pages, grâce à cette écriture si subtile, on comprend quand on est et tout est clair. Je t’engage vraiment à le reprendre…

  2. Ah c’est amusant, j’ai adoré « En un monde parfait », tu me donnes la bonne idée de lire un Kasischke cet été pour préparer le Festival America !

  3. J’ai beaucoup aimé ce roman, il tient en haleine du début à la fin, j’aime beaucoup ce que fait Kasischke, je me garde La vie devant ses yeux pour cet été.

    1. Je ne l’ai pas lu celui-là, ni d’ailleurs le tout dernier paru en France : chouette, il me reste plein de Kasischke à lire !

  4. J’aime beaucoup Kasischke, mais je n’ai pas lu celui-ci…vu ton enthousiasme, ce sera fait 🙂
    je trouve aussi qu’elle a des points communs avec JC Oates, notamment son goût pour les zones d’ombre et la perversité…

  5. Cette fois, je vais être en désaccord avec toi (il faut bien que ce soit le cas une fois de temps en temps). j’ai trouvé que ce roman manquait justement de subtilité, notamment dans la description de l’orphelinat russe. Mais pas seulement. Je pense en fait que cette auteure n’est pas pour moi, je n’ai aimé aucun des trois romans d’elle que j’ai lus.

  6. Le premier roman de Laura Kasischke que j’ai lu, le premier d’une longue série car, comme toi, j’en ai été enthousiasmée ! 🙂
    (Valérie se trompe, l’orphelinat russe, c’est dans « Esprit d’hiver »)

    1. Merci pour cette précision. Je n’ai pas lu Esprit d’hiver mais je compte bien le faire car j’ai il y a peu entendu des lectrices en parler avec grand enthousiasme. Malgré mon goût pour cette auteur, je sais que je peux être quand même déçue, comme je l’ai été pour En un monde parfait. Mais je pars toujours positive 🙂

  7. Un de mes préférés de l’auteure. Le seule auquel je n’ai pas vraiment accroché est « La vie devant ses yeux », où j’ai tout de suite senti où elle voulait en venir…

    1. Finalement, ça n’est pas si mal les auteurs qui ne sont pas unanimement appréciés pour tous leurs titres : on n’est jamais sûr d’avance de ce qu’on va trouver dans leurs livres et ils donnent sujet à discussion 😉

  8. Mon préféré de l’auteur ! Je n’ai pas tout aimé de Laura Kasischke mais dans l’ensemble j’apprécie son style et ses thèmes. On y trouve toujours de belles descriptions…

    1. Il me reste le tout dernier paru en France, que je vais certainement lire : quand je commence un de ses livres, je sais à coup sûr que ça va bien se passer 😉

  9. J’avais beaucoup aimé ce livre également, j’aime énormément les campus novels et celui-ci est réussi. Ca m’avait aussi donné envie de me replonger dans Philippe Ariès et ses travaux sur la mort.

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