Des bruits dans la tête de Drago Jancar

Des bruits dans la têteKeber est resté dans l’Histoire pour avoir été le meneur de la révolte de Livada. Un jour de match de basket, un gardien suspend la retransmission, déclenchant la colère du prisonnier. C’est qu’il ne faut pas le chercher Keber : baroudeur des mers, vétéran du Vietnam, il a des bruits dans la tête qui le rendent agressif et incontrôlable. En l’occurrence, il balance la télé à travers les barreaux, premier geste contre l’autorité qui sera suivi de bien d’autres.

Rien de prémédité dans ce mouvement de colère. Les autres prisonniers suivent, tout aussi spontanément. Et c’est bientôt l’insurrection, avec des gardiens et du personnel retenus prisonniers, des règlements de compte puis les premières revendications : « le report du match de basket, l’amnistie, l’amélioration de la nourriture, les visites des femmes dans de bonnes conditions d’hygiène, l’autogestion des installations, de nouvelles machines dans l’atelier à bois« . Bientôt s’instaure le comité pour les revendications légitimes, qui parlemente avec les autorités qui tentent d’assiéger la prison révoltée.

Keber met en parallèle le destin des révoltés de Livada et celui des Juifs de Massada. Au premier siècle de notre ère, ils se sont révoltés contre l’autorité romaine, se retranchant dans cette forteresse surplombant la mer Morte. De la résistance à l’oppresseur romain est née la tyrannie, tout comme Livida  va engendrer son dictateur. L’un des prisonniers va prendre l’ascendant sur les autres, flattant les sournois pour les mettre à son service. En quelques jours, la libération retourne à l’oppression. Comme si ces hommes n’avaient rien pu faire de leur toute nouvelle liberté que de retourner à un schéma de domination. Comme si la liberté était trop grande pour eux. A travers Des bruits dans la tête, l’écrivain slovène Drago Jančar explicite les mécanismes de mise en place d’une dictature. La solidarité première se transforme sous la pression des égoïsmes individuels et de la volonté de puissance de quelques mégalomanes qui cherchent un contexte pour donner libre cours à leurs instincts.

Vingts ans après, Keber raconte cette explosion de violence. Ses souvenirs se mêlent à l’histoire  des Juifs révoltés et à son histoire d’amour avec sa femme Leonca. Son récit syncopé, parfois halluciné est à la fois déroutant et puissant. Le texte lui-même n’est pas difficile à suivre ni à comprendre mais il est exigeant au sens où il met en place une symbolique complexe, au-delà de l’histoire de cette prison. Drago Jančar, opposant au régime de Tito dans l’ex-Yougoslavie, fit de ce récit une fable à la portée universelle où le légitime désir de liberté accouche d’une dictature. La violence engendrant la violence, l’impossible égalité des hommes, la reproduction de l’oppression : autant de constats qui vouent à l’échec toute aspiration.

Lutte, oppression, domination mais aussi rêve, amour et liberté : Des bruits dans la tête qui résonnent forts et longtemps tant les thèmes sont universels et les aspirations humaines malgré nos faiblesses.

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Des bruits dans la tête

Drago Jančar traduit du slovène par Andrée Lück-Gaye
Passage du Nord-Ouest, 2011
ISBN : 978-2-914834-46-9 – 244 pages – 18 €

Zvenenje v glavi, parution originale : 2002

10 commentaires sur “Des bruits dans la tête de Drago Jancar

      1. Oui, je sais, jancar, mais ça ne me disait rien de le lire, et ce n’est pas Fanja qui me fera changer (et Colic, si, mais il n’était pas slovène )

  1. Très alléchant… « Cette nuit, je l’ai vue » est également un très beau texte, raconté aussi a posteriori, qui entremêle histoire et destins individuels.

    Une belle découverte que cet auteur slovène…

  2. Maintenant que j’ai un bon aperçu du style de Jancar et surtout de sa manière subtile de dérouler un récit qui, comme tu le soulignes ici, va bien au-delà de l’histoire en surface, je lirais bien ce roman, surtout que la thématique me parle. Une chouette LC qui a permis la découverte d’un auteur vraiment intéressant.

    1. C’est ce que je me dis quasi à la fin de toutes ces lectures communes « Lire le monde ». Parfois je rechigne parce que je n’ai pas envie de m’éloigner de mes bases, surtout de mes chers anglo-saxons, mais au final, je suis souvent ravie de ma découverte. Et mille fois plus ravie d’entraîner d’autres lecteurs dans l’aventure !

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