Avec California Girls, Simon Liberati se penche à son tour sur ce qui nous fascine : le Mal incarné. Comme Harold Cobert avec Monique Fourniret mais dans un tout autre registre, il met en lumière des femmes assassines, ici hystériques meurtrières ivres de drogue et de sexe. Des femmes qu’on voudrait monstrueuses et qui se révèlent paumées, manipulées. Impitoyables, insensibles mais en aucun cas inhumaines.
En août 1969, dans les collines de Los Angeles, l’humeur n’est plus au flower power. La drogue a fait des dégâts et tous ces jeunes gens qui voulaient se libérer des carcans sociaux et familiaux en ont créé d’autres, bien plus mortifères. Les membres de la Famille sont tombés entre les griffes de Charles Manson, dealer et proxénète doué d’un charisme magnétique. Il captive, fascine et soumet par sa personne et son discours des jeunes femmes en rupture de ban. Elles se sentent enfin écoutées, aimées. Elles sont dès lors prêtes à tout par amour pour lui.
Aucun étranger ne pouvait comprendre ça. Aux yeux des cochons ordinaires, les flics, les cow-boys, les psychiatres, leur dévouement pour Charlie qui les poussa à commettre des crimes inutiles, à gâcher leur vie et à braver la chambre à gaz resterait un mystère. On accuserait l’hypnose ou la drogue mais il ne s’agissait que d’amour. Elles avaient trouvé en Charlie l’époux idéal, celui que cherchent les religieuses mystiques et les jeunes héros de toutes les guerres depuis l’Antiquité.
Les minutieuses et froides descriptions de Simon Liberati rendent compte de l’aliénation. Sous l’emprise de la drogue et de Manson, Sadie, Katie et Linda perçoivent la réalité de façon fragmentée : hallucinations mais aussi déconnexions et insensibilité émotionnelle. Elles se voient parfois agir sans plus s’identifier comme sujets de leurs actes. Elles sont comme des pantins manipulés par un pervers maléfique. Et le lecteur, lui aussi fasciné par la puissance du Mal et de Manson, suit ces adolescentes au plus près dans une intimité dérangeante et malsaine. Il s’abreuve de détails ignorés, de scènes de crimes sanglantes et de virées estivales dans la cité des anges de la mort : le voilà lui aussi embrigadé par la secte Manson.
California Girls s’ouvre et se ferme sur l’assassinat de Garry Hinman par Bobby Beausoleil, quelques heures avant la tuerie qui choquera le monde entier par sa sauvagerie. Le roman raconte également avec minutie le massacre tout aussi violent du couple LaBianca : trop vieux, trop bourgeois. Si c’est le meurtre de Sharon Tate qui marquera les mémoires, la jeune épouse de Roman Polanski fut une victime parmi d’autres. Car la folie meurtrière fonctionne comme une rage : il faut recommencer pour accéder à cette sorte d’orgasme bien particulier décrit par ceux qui ont déjà donné la mort. Le meurtre de Sharon Tate et de ses amis fait figure d’apothéose : belle villa, jeunes gens riches et beaux, belles voitures, domestiques… Ils sont de ces hippies chics que Manson vomit (tout comme les Noirs et les flics). Massacrer Monsieur et Madame Tout le Monde en vêtements de nuit s’avère nettement moins excitant.
Ainsi Simon Liberati ne se concentre pas sur l’acte le plus médiatique. Il y a les autres victimes, mais aussi la vie indigente au ranch, les virées pour faire les poubelles et trouver à manger. Ces California Girls sont l’envers du rêve hollywoodien, l’antithèse de la Sharon Tate propre, blonde et apprêtée de la couverture. Elles sont les actrices d’une réalité bien plus glauque.
Elles ont besoin d’illusions, de rêves. Certaines encore mineures n’ont plus rien si ce n’est Manson et aucune lucidité ne doit filtrer dans leur conscience brumeuse. Toujours plus de drogue, de sexe et de mort pour ne pas se rendre compte qu’elles filent à grande vitesse droit dans le mur. La seule à émerger du chaos c’est Linda, celle qui n’a pas tué dans la villa Polanski parce qu’elle faisait le guet et qui envisage de quitter la Famille. Manson le sent (il a un don pour ça, qui fait beaucoup pour son aura) et la pousse jusqu’à ce qu’elle commette elle aussi un crime. A sa place bien sûr, car lui ne tue personne et surtout pas les animaux…
Simon Liberati évite le sensationnalisme et le sentimentalisme, deux écueils où se brise parfois le romanesque. California Girls n’est pourtant pas un documentaire mais bien un roman, une fiction qui se nourrit de faits réels pour les dépasser et permettre au lecteur d’envisager la réalité. La réalité brute, dépouillée des fantasmes véhiculés par les médias et envisagée par le prisme d’un naturalisme froid. On frémit mais on ne pleure pas.
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California Girls
Simon Liberati
Grasset, 2016
ISBN : 978-2-246-79870-5 – 342 pages – 20 €
Je n’étais franchement pas attirée, mais ce que tu en dis me le rend un peu plus intéressant. Pas sûre cependant de le lire. Je ne suis pas très à l’aise avec le sujet.
Quant à toi, je vois que tu n’hésites pas à te frotter aux romans parmi les plus durs de cette rentrée, ceux qui interrogent la part dévoyée de l’humain.
Je fais partie de ceux que les tueurs en série fascinent : ce qui se passe dans ces têtes-là m’intéresse. Avec ce roman-là, on n’est pas près de Manson, mais lui n’est pas le tueur et c’est très troublant de chercher à comprendre comment il a pu utiliser autrui pour parvenir à ses fins. Un sujet qui relève beaucoup de la psychologie et des sciences sociales en général, on s’attendrait à une approche soit universitaire soit journalistique, mais on est bel et bien dans le roman, et donc la littérature : ça aussi c’est intéressant.
Je n’ai pas l’intention de le lire ; au contraire de toi, je n’ai aucune fascination pour ce genre d’individu, seulement de la répulsion. J’ai écouté le Masque et la Plume et je serais assez de l’avis d’Olivia de Lamberterie qui se demande quelle place le lecteur a devant ce genre de roman. Elle s’est sentie très mal à l’aise.
Ce qui me fascine, c’est comment on peut en arriver là. Comment ces jeunes filles ont pu devenir des meurtrières heureuses de l’être. Si on part du principe qu’à la base, on est tous les mêmes, comment est-ce que certains deviennent Charles Manson et certaines Monique Fourniret. C’est passionnant d’essayer de sonder ces âmes-là et seule la littérature rend ça possible parce qu’elle va au-delà des données scientifiques, médicales et sociales grâce à la fiction. Fiction réaliste bien sûr et étayée sur les faits.
La place du lecteur ? Il est observateur ici, totalement impuissant, cela va de soi.
Ha bon encore un roman sur le sujet. je vais me contenter de The girls, moins descriptif et plus centré sur une gamine n’ayant pas participé.
Mais je m’interroge car c’est comme Seigle et Jaenada, avec deux livres sur le même personnage quasi en même temps. Y a-t-il des influences dans l’air? (car oui je me doute que les livres sont écrits bien avant parution)
Volonté ou hasard je ne sais, mais c’est bien du coup qu’on ait des approches littéraires différentes d’un même sujet.
Il y a un autre livre sur le sujet qui vient de sortir non ? C’est étrange cette conjonction…
Oui, c’est The Girls de l’Américaine Emma Cline qui elle fait intervenir une héroïne fictive.
Je vais très prochainement le lire. Comme tu le dis en commentaire, je suis moi aussi fascinée par les mécanismes mis en oeuvre par ces gourous… A voir ce qu’en fait Liberati !
Toutes ces filles se disent amoureuses, et le sont certainement. Aidées aussi par pas mal de psychotropes qui font apparaitre Manson partout et leur rincent à ce point le cerveau que tout converge vers lui.
Ton billet est passionnant, mais le bouquin a l’air très dur… Pas sûre d’avoir envie de me frotter à ça. ..
Deux scènes de massacres qui sont en fait assez chirurgicales (les scènes bien sûr, pas les massacres…), ce qui permet au lecteur de prendre une certaine distance. Sharon Tate enceinte de huit mois transpercée à la baïonnette, ça n’est pas de tout repos…
Toutes ces descriptions trop précises ne me tentent pas… Sur le même sujet, mais avec un angle de vue très différent et plus psychologique, j’ai aimé le premier roman d’Emma Cline, The girls. Édifiant…
Je le lirai probablement aussi, surtout après avoir lu le Liberati : ça m’intéresse de confronter les différentes approches.
Un des prochains sur ma pile…Je vais également lire « The Girls » qui semble aborder le même sujet…
Je suis curieuse de voir ce que la plume de Liberati peut donner avec ce thème – j’avais lu son roman sur Jayne Mansfield que j’avais trouvé anecdotique, mais « Eva » m’a marquée, il sait y faire pour créer des atmosphères qui oscillent entre grâce et malaise.
C’est le premier texte de l’auteur que je lis. Eva ne me tentait pas du tout, je craignais le voyeurisme, le déballage intime…
Le sujet ne me tente pas et le traitement qui en est fait non plus donc je passe mon tour. Pour info, « Le masque et la plume » de dimanche dernier en parlait justement (pas que du positif, mais ce ne sont que des avis, à prendre pour ce qu’ils valent).
Voilà quelques années que je n’écoute plus Le Masque et la Plume. Certains n’y font pas honneur à la profession de critique littéraire et si des blogueurs écrivaient à moitié comme ils parlent certains soirs, on leur tomberait dessus et crierait à l’indigence intellectuelle. Ils (surtout les hommes en fait) sont là pour la plupart pour amuser la galerie et faire assaut de bons mots : ça ne m’intéresse pas.
Je te conseille mille fois l’émission La Dispute, dans sa version du vendredi soir consacrée à la littérature : c’est vraiment du solide.
Merci pour la référence, je vais aller voir (écouter plutôt) ça de plus prêt. J’avoue ne pas écouter régulièrement, juste quand il se trouve que je suis en voiture à ce moment là. Parfois ça m’amuse, parfois je les trouve franchement hargneux sans raison. Parfois drôles parfois pas. C’est très variable et souvent en fonction des sujets.
Clairement, je n’ai ni envie de lire celui-ci, ni The Girls sur le même sujet. Malgré le bien que tu en dis !
Je ne t’en veux pas de ne pas partager ma fascination pour le sordide 🙂
Pour moi aussi, c’est clair et net, je ne le lirai pas. Éventuellement « The girls » qui ne semble pas s’attarder sur l’horreur des crimes commis.
Heureusement qu’il y en cette rentrée, une fois encore, de quoi satisfaire tous les goûts littéraires !
Je note alors, bien que j’étais réticente jusqu’à présent (je craignais que Liberati ne tombe lui-même dans une surenchère de sensationnalisme). As-tu l’intention de lire, sur le même thème, le 1er roman d’Emma Cline (The girls, à propos duquel j’ai lu beaucoup de bien) ?
Les descriptions des meurtres sont dures, mais il n’y a pas d’excès, au contraire c’est assez clinique, on pourrait presque dire sobre, presque, parce que la furie des tortionnaires ne le permet pas (c’est plutôt pour qualifier la description elle-même).
Et oui, je lirai certainement le roman d’Emma Cline.
Je suis attirée par l’aspect psy de ce genre de personnages (ce qui se passe dans leur tête , l’embrigadement et d’autres points) mais je sais que des scènes seront trop dures pour moi.
C’est évidemment un livre qu’on ne peut pas conseiller à tout le monde : on peut ou on ne peut pas prendre ses distances avec de telles scènes, surtout quand elles renvoient à des faits réels, je comprends bien…
Je sais que je ne le lirai pas à cause de la drogue
Elle est omniprésente : les membre de « la Famille » Manson vivaient constamment sous l’emprise d’une drogue ou d’une autre, aucun moment de lucidité, c’est consternant…
Ce roman est donc beaucoup plus proche de la réalité que the Girls, si j’ai bien suivi.
Oui, ce sont les noms des personnes qui sont utilisés, les lieux, les dates. Il y a ici clairement un aspect documentaire. J’appelle ça un « roman-enquête »…
Je pense plutôt lire The girls sur le même sujet, celui-ci a l’air très sombre (bon, en même temps Charles Manson)…
Je le lirai aussi !