Memory est la seule femme enfermée dans le couloir de la mort à Chikurubi. Grâce à une journaliste américaine qui s’intéresse à son cas, elle peut désormais raconter sa vie, écrire pour sa défense ce qui deviendra le livre de Memory : son enfance dans un township de Harare puis son arrivée chez Lloyd Hendricks, cet universitaire blanc qu’elle est accusée d’avoir tué. Grâce à de constants allers-retours narratifs, elle décrit également son quotidien en prison, parmi les prostituées et les infanticides.
Memory n’est pas une femme comme les autres : elle est albinos, ce qui lui a valu toute sa vie d’être mise à l’écart. Elle fait peur, on la montre du doigt et elle ne peut guère se montrer car sa peau dépourvue de mélanine est très sensible au soleil. A Harare comme ailleurs, personne ne peut la soigner.
Ce n’est pas auprès de sa famille très réduite qu’elle trouve l’apaisement. Deux de ses soeurs meurent brutalement et sa mère s’enfonce dans la dépression. La petite Memory est vouée à la solitude et à la misère. Elle ne peut cependant comprendre pourquoi ses parents l’ont vendue à un Blanc à l’âge de neuf ans. Les billets sont passés d’une main à l’autre, et Memory est partie vivre chez lui, sans plus jamais revoir les siens.
L’homme, quelque peu solitaire et excentrique, lui a donné un toit, une éducation et beaucoup d’attention. Mais il l’a achetée à ses parents et elle ne peut l’oublier. Elle se sait murungudunhu, maudite par sa maladie mais n’accepte par d’avoir été vendue comme un animal. Devenue étudiante, elle fait des études d’histoire pour parvenir à comprendre.
Le Livre de Memory a bien des atouts, le premier étant de nous plonger dans l’Afrique contemporaine, dans ce Zimbabwe si mal connu de nous. Sa description des townships, pauvres mais effervescents, transporte immédiatement le lecteur. Petina Gappah emploie quantité de mots issus de la langue locale qui donnent au récit de Memory musique et vivacité, une authenticité qui contribue à la représentation du pays. Son histoire est marquée par le colonialisme britannique, depuis la Rhodesie à nos jours. Petina Gappah ne développe pas explicitement la situation effective du pays, mais il est clair que l’empreinte, si ce n’est l’autorité coloniale, est toujours d’actualité. Ce qui vient des Blancs est toujours plus chic, mieux vu, plus raffiné que ce qui vient de la tradition ou des ancêtres. La situation de Memory n’en est que plus difficile : elle, paria parmi les siens, a tué son bienfaiteur blanc.
Un contexte idéologique marqué par le colonialisme, mais où les traditions restent vives. Au premier rang desquelles certaines croyances ancestrales qui font des albinos des cibles évidentes. On consultera le site Anida qui explique qu’en Afrique aujourd’hui les albinos sont pourchassés pour les vertus magiques de certains de leurs membres.
Memory est un personnage très riche parce que ni blanche, ni noire elle ne trouve de place ni parmi les uns ni parmi les autres. Parce qu’issue du peuple, elle a reçu une éducation supérieure qui lui permet de mieux comprendre la situation des siens. C’est une érudite qui ne manque ni d’humour ni de compassion. Mais elle est trop concernée pour comprendre ce qui lui est arrivé, et c’est grâce à l’écriture, en se remémorant les événements que petit à petit, ils vont faire sens. Se souvenir et écrire est un processus qui permet d’accéder à la vérité. Pour le lecteur qui suit la rédaction du livre de Memory, ellipses et réminiscences font fonctionner le suspens : il en sait moins que la narratrice, il veut arriver au moment-clé de la mort de Lloyd pour tenter lui aussi de comprendre. Car il apparaît assez tôt que Memory est injustement enfermée.
Doublement victime, Memory ne se lamente pas pour autant : elle écrit ce qui potentiellement pourra lui sauver la vie. Et tout en écrivant, elle continue à partager le quotidien de femmes souvent poussées là par un ras-le-bol de leur condition. Elles aussi se caractérisent par leur vitalité et leur moral d’acier. Elles chantent, rient, manient le sarcasme et l’autodérision comme autant d’armes contre l’enferment.
Grâce à ce premier roman, Petina Gappah nous fait toucher du doigt la complexité et la réalité de son pays. Elle donne voix à un personnage riche et complexe qui porte la narration avec vivacité et émotion.
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Le livre de Memory
Petina Gappah traduite de l’anglais par Pierre Guglielmina
Lattès 2016
ISBN : 978-2-7096-5063-2 – 343 pages – 22 €
The Book of Memory, première parution : 2015
Cela pourrait m’intéresser , le sujet me tente bien.
C’est un sujet original. J’ignorais le sort de ces albinos et même leur grand nombre dans certaines régions d’Afrique.
Le thème me rappelle une série de photos que j’ai adorées aux Rencontres d’Arles cette année. La photographe se nomme Sarah Waiswa et tu pourras trouver, en attendant que je fasse un billet ses photos sur internet assez facilement.
En effet, c’est tout à fait ça : « La série « Étrangère en terre familière » dénonce la persécution des albinos en Afrique subsaharienne. »
Tentant !
Une nouvelle voix sur un sujet original : j’ai été tentée aussi et ne suis pas déçue.
Oui, les albinos en Afrique, il y en a, leur peau est encore moins adaptée que la nôtre…
Et les croyances dont ils font l’objet ne font rien pour améliorer leur sort…
J’avais lu un article il y a quelque temps qui parlait de ces albinos pourchassés et maltraités. Le sujet m’intéresse, c’est noté.
C’est un des thèmes mais pas le seul car le roman est riche et pourra te plaire, je pense. Il sort malheureusement pour lui à une période peu propice…
Me voilà tentée !
Ravie !
Aïe, un des premiers romans de la rentrée littéraire qui me tente vraiment, ça chauffe pour ma PAL, mais bon, originalité du sujet, Zimbabwe, voilà, on ne trouve pas ça à chaque coin de librairie non plus, haha !
Je ne désespère pas de lire l’histoire du salon de coiffure de Hahare que tu nous as si bien présentée 😉
Magnifique article, chère Sandrine. Il est complet et très clair. J’aimerais juste faire remarquer que si les albinos font l’objet de rejet, la question varie suivant les aires culturelles d’Afrique subsaharienne. J’ai fait plusieurs classes de collège avec un albinos, et il ne faisait pas l’objet de ce rejet. En Afrique centrale, au Congo Brazzaville, je n’ai jamais entendu parlé de chasse à l’albinos. Mais dans d’autres régions (Afrique de l’Est, certains pays d’Afrique de l’Ouest), des persécutions allant jusqu’au meurtre ont été fréquentes. Malheureusement. L’ignorance et l’obscurantisme sont des plaies malodorantes
Merci beaucoup pour ces précisions : il est bon de savoir que cet obscurantisme n’est pas généralisé. Et j’espère que nous lirons d’autres romans de cette auteur.