Laëtitia d’Ivan Jablonka

laetitia

Qui était Laëtitia Perrais, cette jeune femme de dix-huit ans tuée en janvier 2011 du côté de Pornic puis découpée en morceaux ? C’est ce que cherche à savoir Ivan Jabloka, historien et sociologue et c’est ce qui distingue sa démarche des habituels livres-enquêtes basés sur des faits divers. Souvent, ils cherchent à comprendre le tueur et comment il en est arrivé au crime. Si Ivan Jablonka s’intéresse forcément à Tony Meilhon, c’est bien en quête de Laëtitia qu’il est parti et qu’il a trouvé certainement bien plus qu’il ne s’y attendait.

Dans une alternance de chapitres, Ivan Jablonka retrace d’une part l’enquête sur la mort de Laëtitia, d’autre part sa vie. Il a interrogé la famille, les amis, les enquêteurs, journalistes, magistrats. Il revient sur les remous déclenchés par l’affaire, notamment par l’attitude du président Sarkozy, la grève des magistrats, puis le deuxième procès.

Laëtitia est née jumelle en 1992 dans une famille qu’on dit dysfonctionnelle : la violence paternelle est à l’origine du placement des deux soeurs dans un foyer puis dans une famille d’accueil à l’âge de douze ans. M. et Mme Patron sont les premières personnes à apporter stabilité et perspective d’avenir à Laëtitia et Jessica qui se trouvent alors en très grande difficulté scolaire. Elles sont vulnérables, en grande souffrance affective et psychologique. Adolescentes, elles ont déjà vécu trop de malheurs. Mais à force de travail, Laëtitia décroche son CAP. A dix-huit ans, elle travaille comme serveuse dans un restaurant ; on la décrit joyeuse, douce, heureuse de vivre. Puis sa route croise celle de Tony Meilhon, issu exactement du même milieu qu’elle. Mais lui est un homme, un violent, un dominateur qui veut assouvir ses désirs, un frustré qui ne supporte aucun obstacle.

Laëtitia ne compte pas seulement pour sa mort. Sa vie aussi nous importe, parce qu’elle est un fait social. Elle incarne deux phénomènes plus grands qu’elle : la vulnérabilité des enfants et les violences subies par les femmes.

Histoire banale de domination masculine. Histoire semblable à bien trop d’autres qui demeurent dans le silence, ensevelies par l’oubli.

L’affaire Laëtitia cependant ne s’oubliera pas. La mort de cette jeune fille a eu un retentissement considérable alors même que l’issue en était encore incertaine. Les moyens mis en oeuvre pour retrouver cette jeune adulte dont on a découvert le scooter au bord de la route ont peu d’équivalents. Combien d’adultes disparaissent en silence ? Le cynisme de son assassin et l’horreur du démembrement ont aussi choqué les consciences et marqué les mémoires. De même que la récupération politique, alors même que la victime ne repose pas encore en paix.

Il y a manipulation politique et médiatique. Le président Sarkozy s’empare de l’affaire Laëtitia pour relancer son discours sécuritaire. Il s’attache particulièrement au suivi des délinquants sexuels et au problème de la récidive qui signe l’échec du système pénitentiaire et de toute la société. Enfermer à vie ou réinsérer ? Le président veut sévir. Il « s’allie » à M. Patron, plutôt qu’à Franck Perrais, le vrai père de Laëtitia et Jessica, jadis condamné pour viol et qui détient toujours l’autorité parentale. Un père peu présentable et peu médiatique qu’il convient d’écarter (il n’est pas reçu à l’Élysée par le président, c’est Gilles Patron qui l’est, par deux fois).

Le président Sarkozy, dans sa lutte contre les délinquants sexuels multirécidivistes (ce que n’est pas Meilhon) ne choisit donc pas le mauvais père, alcoolique et violent. Il choisit M. Patron, celui qui ouvre sa maison aux enfants dans le besoin en leur offrant une famille, sa famille. Ce faisant, il s’allie à un pédophile. Car M. Patron sera peu après condamné comme tel. Affaire sordide de bout en bout.

Ivan Jablonka, dans son désir de restituer la vie de la jeune femme, raconte aussi les rouages de l’enquête et du procès. Il décrit avec précision les mécanismes de la Justice, le rôle de chacun, des gendarmes au procureur de la République. Le texte en acquiert une grande valeur documentaire. Les déclarations tonitruantes du président de la République ayant conduit à une grève exceptionnelle des magistrats, Ivan Jablonka décortique les raisons de ce mouvement et donc le fonctionnement de services qui n’ont souvent pas les moyens physiques et humains des fonctions qui leur sont attribuées.

Ivan Jablonka écrit ce texte pour ne pas réduire Laëtitia à sa mort. Parce qu’elle n’est pas qu’une victime, parce qu’elle a vécu. Il veut comprendre l’affaire et ses acteurs. Il veut « que notre fascination et notre tendresse aillent aux innocents« . Enquêtant, il découvre un monde qui lui est étranger, celui des précaires exclus de la réussite sociale, les marginaux qu’on appelait jadis des cas sociaux.

Il est émouvant et naïf l’Ivan Jablonka qui s’extasie sur la prose de Laëtitia sur sa page Facebook. Des jeunes filles quasi analphabètes, qui s’expriment phonétiquement et ont envie de vivre et d’aimer, il y en a beaucoup. Comme Laëtitia, elles sont rivées à leur téléphone portable, regardent des séries à la télé et détestent l’école. Et elles sont vivantes. Ivan Jablonka ne les connaît pas et gageons que s’il avait rencontré Laëtitia vivante, elle ne l’aurait pas intéressé. Bien qu’il s’en défende et dénonce le battage médiatique, c’est parce qu’elle est morte si tragiquement, parce qu’il y a eu une « affaire Laëtitia » qu’elle s’est mise à exister à ses yeux. Et il est clair qu’il est envouté, faisant d’elle un « coeur pur », un ange de lumière. Ainsi commente-t-il « en mode plage aujoud’hui tro kiffan le soleil » que Laëtitia écrit sur sa page Facebook le 12 octobre :

Déesse des commencements, la jeune fille s’offre aux vagues. Ce mythe du quotidien, en mémoire d’un été indien au bord de l’océan, résonne en moi comme du René Char

Avec Ivan Jablonka, on pénètre dans un quart-monde fait de violence, d’alcool, de sexe. De soumission féminine face à la domination masculine : femmes battues, violées, découpées en morceaux ; hommes qui rotent au nez des magistrats et narguent les gendarmes ou violeurs qui se font parangons de vertu.

Malgré certaines longueurs et répétitions (la vie de Laëtitia est tout à fait banale), le texte d’Ivan Jablonka est passionnant. Sa démarche humaine le distingue de tous les livres sur des faits divers que j’ai pu lire. Sa richesse et sa précision en font un document sociologique, que la sensibilité de l’homme compatissant et ému dépouille de toute froideur. Un texte mémoire en forme de monument funéraire, que pourtant les proches de Laëtitia ne seront pas intellectuellement en mesure de comprendre. Un texte hybride qui mêle les genres et les approches et renouvelle notre perception du fait divers.

 

Laëtitia ou la fin des hommes

Ivan Jablonka
Seuil (La Bibliothèque du XXIeme siècle), 2016
ISBN : 9782021291209 – 400 pages – 21 €

 

Sur le même thème :

17 commentaires sur “Laëtitia d’Ivan Jablonka

  1. Contrairement à toi, je ne me dirige pas naturellement vers ce type de livre. Cependant, je trouve comme toi qu’ils sont intéressants lorsqu’ils dépassent le simple fait divers pour nous parler de notre société, ce qui semble être le cas avec celui-ci. Je crois que c’est au Masque et la Plume qu’ils en ont dit le plus grand bien (en fin d’émission).

    1. La démarche d’Ivan Jablonka est originale. Je pense que lui a beaucoup appris sur une France qu’il ne connaissait pas ; si on n’est pas un universitaire parisien aisé, on est moins surpris par le contexte…

    1. Ça n’est pas vraiment un coup de griffe. Cependant, Ivan Jablonka cherche à se démarquer des livres généralement consacrés aux faits divers. Il dit clairement que lui est historien et sociologue (du sérieux, quoi). Il n’a donc pas la fascination morbide de monsieur tout-le-monde. Je trouve ça disons… déplacé… Il y a des milliers de Laëtitia bien vivantes rien qu’en France aujourd’hui : intéressent-elles Ivan Jablonka ? Non. Pourtant, il affirme s’intéresser à la vie de Laëtitia avant tout, pas à sa mort. C’est bien parce qu’elle est morte tragiquement, parce que sa mort a entraîné des remous considérables que son attention s’est portée sur elle, comme tout le monde.
      Par contre bien sûr, tout le monde n’écrit pas un tel livre, c’est évident.

  2. Il me tente depuis sa sortie ; je ne vais pas tomber de ma chaise, en ayant travaillé 30 ans en milieu social, mais je suis très intéressée par son point de vue sur la victime et pas sur le bourreau. Et par le fonctionnement de la justice. Celui du Président de la République a été outrageusement indécent, mais ça on le sait …

    1. J’ai trouvé que l’auteur exprimait une certaine naïveté face à ce quart-monde qu’il semble découvrir. Du coup, ton point de vue sur cet aspect m’intéresse…

  3. Mouai, il aurait pu me tenter…mais le côté « mythification » de la victime me dérange beaucoup. Car comme tu dis, si elle n’était pas morte l’auteur n’en aurait rien eu à faire de son existence. Et les analyses des pseudos Facebook…là je crois que l’on va un peu loin. Dommage…

    1. On dirait que l’auteur découvre avec émerveillement et naïveté le monde des jeunes filles des classes populaires. Il idéalise Laëtitia, être de pureté, ne commentant pas par exemple le fait qu’elle ait plusieurs amants en même temps…

  4. Les reproches voilés de « mauvaise foi » me laissent perplexes. D’une part, Ivan Jablonka ne cache pas la question difficile du fossé de classes qui le sépare du milieu social de Laetitia, mais on ne peut être autre que ce qu’on est, ou plus exactement ce que nos origines et notre parcours ont fait de chacun de nous. D’autre part, il est injuste (et inexact) de lui reprocher de « découvrir » l’enfance malheureuse à laquelle il a consacré quatre ouvrages avant « Laëtitia ».

    1. Bonjour Jacques, et merci de ce commentaire.
      Je me suis certainement mal exprimée. Je critique les propos d’Ivan Jablonka quand il tente de se démarquer des autres, de ne pas faire partie du gros de la troupe que le Mal fascine à travers ce fait divers. Il n’est pas différent : si Laëtitia n’était pas morte si tragiquement, il ne se serait pas intéressé à elle. Des filles comme elle, éprouvées par la vie dès leur plus jeune âge, vivant dans des banlieues en marge et se répandant sur les réseaux sociaux avec trois mots de vocabulaire et une orthographe à pleurer, il y en a plein et elles n’intéressent pas Ivan Jablonka. Il n’écrira pas de livre sur ces filles-là aujourd’hui.
      C’est juste ça que je trouve dommage : chercher à se distinguer du lot, des journalistes avides de sensationnel et des spectateurs/lecteurs friands de morbide. C’est cependant un historien et un sociologue dont j’apprécie beaucoup le travail et dont je ne me permettrais pas de remettre en cause la place, le savoir ou la pertinence. Veuillez m’excuser si mon propos n’était pas clair sur ce point.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s