La supplication de Svetlana Alexievich

La supplicationDix ans après l’explosion de la centrale de Tchernobyl (26 avril 1986), Svetlana Alexievitch interroge la population locale sur ce qui s’est passé. Hommes et femmes racontent comment ils ont appris la nouvelle, ce qu’ils ont fait ce jour-là. Puis les jours et les mois qui ont suivi, les années. Les soldats chargés d’évacuer les villages et d’empêcher les pillages ; les chasseurs devant abattre les animaux domestiques ; les liquidateurs intervenant pour décontaminer le site : la plupart d’entre eux ne peuvent plus témoigner en 1996 car ils sont morts, contaminés. Ce sont leurs femmes, leurs proches, leurs familles qui témoignent. La supplication : Tchernobyl, chroniques du monde après l’apocalypse, se présente donc comme un recueil de témoignages, ceux des survivants.

Ceux qui sont encore en vie à ce moment-là affirment qu’ils ne regrettent pas d’être allés sur le site, d’avoir aidé les populations locales, d’avoir obéi aux ordres du Parti. Car souvenons-nous de ce monde ancien : en 1986, l’Ukraine, la Biélorussie, la Russie faisaient partie de l’URSS. Svetlana Alexievitch nous aide grâce à ces témoignages à comprendre ça : le peuple soviétique  si courageux et discipliné. Ces hommes endurcis à la vodka qui sont le peuple avant que d’être eux-mêmes. C’est pourquoi très peu ont refusé de se rendre en zone contaminée malgré le danger de plus en plus évident. La patrie a besoin d’eux : ils n’hésitent pas à se sacrifier.

On écoute leurs veuves, on écoute leurs voix qui se sont éteintes aujourd’hui et on comprend leur avidité : ils parlent à Svetlana Alexievitch car ils veulent qu’on sache qui ils sont, que le monde sache que Tchernobyl n’est pas qu’une catastrophe écologique.

On dit « Tchernobyl », on écrit « Tchernobyl ». Mais personne ne sait ce que c’est…

Le « peuple de Tchernobyl » est mort dans le mensonge et l’indifférence. Le mensonge étatique et communiste qui entretient le peuple dans l’illusion et cherche à minimiser la catastrophe à l’échelle mondiale pour cacher son incurie. On recommande aux malades de boire du lait, d’avaler des comprimés d’iode alors qu’ils ont reçu des doses inimaginables de radiations. La population porte des masques en coton, quand elle en porte. Elle est laissée dans l’ignorance.

L’ignorance qui s’alimente du rassurant invisible : les radiations ne se voient pas, les feuilles poussent sur les arbres et les animaux courent dans les bois. Les populations ne comprennent pas qu’on les évacue (à quelques kilomètres de là…), que des troupes coupent et enterrent les arbres, les maisons. A la douleur de perdre des proches s’ajoute celle d’être abandonné : l’homo sovieticus a donné sa vie à la patrie qui ne fait rien pour lui.

La Supplication n’est pas un texte littéraire. Svetlana Alexievitch s’efface devant les mots du malheur qu’elle met en forme pour les rendre lisibles. C’est donc une émotion brute qui saisit le lecteur même vingt ans après sa rédaction et trente après les faits. Des femmes pleurent leurs maris perdu qu’elles ont assistés dans leur déchéance ; elles disent les monstres dont elles ont accouché, les appelant mutants ; elles répètent leur incompréhension.

Aujourd’hui, on pratique le tourisme nucléaire à Tchernobyl, qui semble comme une insulte à la souffrance après lecture du texte de Svetlana Alexievitch. Mais peut-être est-ce aussi la vie, l’élan vital qui se joue de la mort comme du risque nucléaire, après Tchernobyl, après Fukushima….

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La supplication : Tchernobyl, chroniques du monde après l’apocalypse

Svetlana Alexievitch traduite du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain
Lattès, 1998
ISBN : 2-7096-1914-8 – 267 pages – 18,50 €

24 commentaires sur “La supplication de Svetlana Alexievich

    1. Moi, j’ai un bête agenda papier posé sous mon écran d’ordi et toujours ouvert : solution très efficace pour ne rien oublier 😉

    1. Avec ce texte, on entend les voix de ceux qui ont vraiment souffert, et c’est terrible. Difficile d’exprimer à quel point est bouleversant le témoignage de ces femmes qui racontent leurs monstrueux enfants…

      1. Des années après (30 ans!!!) j’ai encore en mémoire un reportage dans un magazine sur justement certains enfants nés après et les photos me sont revenues en tête en lisant le bouquin dont je te parlais (mais qui est un roman!).

  1. Ce livre m’attend ! Svetlana Alexievitch est l’une de mes auteures préférées ! Chaque fois, c’est un morceau d’humanité qui explose à la gueule, c’est difficile mais nécessaire. Sinon j’ai vu le challenge Lire le monde et j’en suis pour les semaines à venir 😉

    1. Je la découvre avec ce texte (il était plus que temps) et grâce en effet à Lire le monde. Organiser des lectures communes assez régulières avec d’autres lecteurs me permet de ne pas sans cesse remettre à plus tard, au profit de nouveautés, des auteurs aussi importants que celle-ci.

  2. J’ai été ravie de participer à cette lecture commune, et je note la supplication, comme 2e livre à découvrir, je suis certaine qu’il va me plaire autant que La guerre n’a pas un visage de femme.

    1. Et assez unique je crois. Les gens qui témoignent dans La Supplication sont très étonnés qu’un écrivain s’intéresse à eux, les écoute, leur donne la parole : la démarche est originale et le résultat puissant.

  3. Merci d’avoir mis « La supplication » à l’honneur. C’est un livre magnifique et fort et je suis tout à fait d’accord avec l’expression « émotion brute »
    J’utilise cet espace pour mettre en exergue quelques extraits du livre qui m’avaient beaucoup frappé à l’époque
    « J’y suis allé… Nous sommes retournés chez nous. J’ai enlevé tous les vêtements que je portais et les ai jetés dans le vide-ordures. Mais j’ai donné mon calot à mon fils. Il me l’a tellement demandé. Il le portait continuellement. Deux ans plus tard, on a établi qu’il souffrait d’une tumeur au cerveau… Vous pouvez deviner la suite vous-même. Je ne veux plus en parler »
    « J’ai vu un homme dont on enterrait la maison devant ses yeux… On enterrait des maisons, des puits, des arbres… On enterrait la terre… On la découpait, on en enroulait des couches… Je vous ai prévenue… Rien d’héroïque »
    « La mort tout autour oblige à penser beaucoup. J’enseigne la littérature russe à des enfants qui ne ressemblent pas à ceux qui fréquentaient ma classe, il y a dix ans. Ils vont continuellement à des enterrements… On enterre aussi des maisons et des arbres. Lorsqu’on les met en rang, s’ils restent debout quinze ou vingt minutes, ils s’évanouissent, saignent du nez. On ne peut ni les étonner, ni les rendre heureux. Ils sont toujours somnolents, fatigués. Ils sont pâles, et même gris. »

  4. Décidément je regrette de ne pas vous avoir accompagné pour cette découverte de Svetlana Alexievitch. Même si je n’en doutais pas, cette auteure a l’air vraiment de nous offrir des ouvrages très intéressants et poignants. C’est décidé je sors, pour ma part, « La guerre n’a pas un visage de femme » d’ici la fin de l’année. Et je mettrai probablement celui-ci dans la PAL tres prochainement.

    1. Si nos lectures ont confirmé ton envie, c’est parfait. Ce sont des ouvrages qui ne se lisent pas simplement, comme des histoires ou des romans : il faut trouver le bon moment…

  5. Ravie de voir que l’auteur biélorusse t’a conquise toi aussi. Dans les 3 titres que j’ai lus à ce jour, elle évoque à chaque fois cette importance que la nation soviétique revêtait pour ses témoins. C’est bien sûr d’autant plus évident dans La fin de l’homme rouge, où elle tente de capter ce que fut cet homo sovieticus, et y parvient très bien à mon avis. Un titre très émouvant, qui mêle à la fois les espoirs et les désillusions, les grandeurs et les mensonges de l’idéologie, et surtout son impact sur la vie de millions de citoyens, sur leur esprit, leur quotidien, sur leurs âmes. Un incontournable, vraiment..

    1. Ce doit être en effet un ouvrage très intéressant. Ici, on voit les Soviétiques comme des pauvres gens endoctrinés, ployant sous le joug du communisme (je schématise, mais bon…). Or, ce qu’on entend dans les témoignages de tous ces gens, c’est avant tout la fierté d’être communiste, d’appartenir à cette patrie et de participer à cet idéal. Je dois avouer que ça m’a beaucoup étonnée…

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