Un jour, Derf Backderf découvre qu’il a été l’ami de Jeffrey Dahmer. Ami est cependant un bien grand mot tant le cannibale de Milwaukee était un être asocial dès l’adolescence. Mais l’annonce a de quoi surprendre puis, quand on écrit livres, de quoi donner envie de raconter son histoire. Tout le monde n’a pas côtoyé un tel monstre, et tout le monde s’interroge : quelle vie a-t-il vécu pour en arriver à manger ses semblables ? Mon ami Dahmer est donc le portrait de jeune Jeffrey avant qu’il ne commette son premier crime, en 1978 : qui étaient ses parents ? Quelle enfance et quelle adolescence a-t-il vécu ? En plus de ses propres souvenirs, Derf Backderf a interrogé beaucoup de gens qui ont connu Dahmer, y compris sa famille, relu les journaux qui ont dévoilé ses crimes ainsi que les livres écrits à son sujet.
Sans être psychologues, on a tous en tête des clichés sur l’enfance d’un serial killer. Stéphane Bourgoin nous éclaire sur le sujet dans une courte préface. Jeffrey Dahmer n’était pas un enfant battu et n’a pas eu une enfance malheureuse. Ses parents avaient des moyens financiers, vivaient dans une belle maison nichée au creux des bois dans une banlieue tranquille. On est loin de la tragédie. C’est un enfant solitaire, qui passe inaperçu dans des établissements scolaires bondés. Son père est chimiste, qualifié de sympathique, mais sa mère est dépressive, femme au foyer malheureuse. Ils ne vont bientôt s’intéresser qu’à leurs problèmes, leur divorce, laissant Jeffrey à ses occupations.
Lesquelles sont assez atypiques puisqu’il ramasse les animaux morts sur le bord des routes ou en forêt pour les conserver dans l’acide. Si au collège on le trouve bizarre, il devient carrément flippant au lycée. Il a son authentique fan club, dont Derf Backderf fait partie : sur commande, Jeffrey imite le malade mental ou singe l’épilepsie. Il peut aussi imiter sa mère dépressive. Tout ça en conservant un visage neutre, « un masque de pierre » dépourvu de toute émotion.
Ce que ses amis de l’époque ignorent, c’est que Jeffrey lutte contre des pulsions morbides et homosexuelles : il se sent non seulement attiré par d’autres jeunes gens (ce qui n’est pas très à la mode alors) mais s’imagine en plus en nécrophile… Pas facile de se confier à qui que ce soit…
Ce que pointe Derf Backderf, c’est précisément ce manque d’interlocuteurs. Pour combattre ses démons, Dahmer se met à boire. Il boit partout, y compris et surtout au lycée, il est tout le temps ivre au point que ses camarades s’en rendent compte. Mais aucun adulte ne fait rien pour lui.
J’ai tendance à croire que Dahmer n’aurait pas fini en monstre, que tous ces gens ne seraient pas morts dans des conditions aussi atroces si seulement les adultes autour de lui n’avaient pas été aussi indifférents et aussi étrangers à son cas – et c’est inexplicable, impardonnable et incompréhensible.
Le système éducatif américain dans les années 70 n’était pas à la hauteur du cas Dahmer. Plus que de tolérance à l’égard de comportements déviants, on peut parler de laxisme. Bien sûr, on pointe du doigt et on condamne parce qu’on sait ce qu’est devenu Dahmer, « le tueur en série le plus dépravé depuis Jack l’Eventreur ». Mais quel professeur, quelle assistante sociale, quel élève sont en mesure d’imaginer un monstre pareil ?
Il y a beaucoup de tristesse dans le trait de Derf Bardeck. Du remords peut-être, celui de n’avoir pas compris ce garçon, de l’avoir en quelque sorte laissé devenir un monstre. On sent aussi les sentiments contraires que Dahmer inspirait, entre peur et pitié. Le graphisme souligne cette impression de malaise que devaient ressentir ceux qui le côtoyaient. Les visages sont caricaturaux, les corps prennent des positions invraisemblables : rien ne cadre dans l’attitude de Dahmer.
Pas de doute, ce type faisait peur.
Si Derf Backderf tente de comprendre comment il a pu devenir un monstre dévorant ses victimes, il n’apporte pas de réponses et n’en cherche pas. Il témoigne de ce qu’il a vu, souligne ce qui n’a pas été fait, mais jamais ne justifie ses actes.
Mon ami Dahmer
Derf Backderf traduit de l’anglais par Fanny Soubiran
Ça et là, 2013
ISBN : 978-2-916207-80-3 – 222 pages – 20 €
My friend Dahmer, parution aux Etats Unis : 2012
Pour une fois, je lis un de tes articles sans être tentée … Quelque chose me gêne dans la démarche de l’auteur et le dessin me glace !
La démarche ne me choque pas. Imagine si tu apprenais que tu étais allée à l’école avec un tueur en série… moi, ça m’interrogerait, je me demanderais si j’avais eu à l’époque de quoi voir venir le tueur en lui, enfin je crois. Et si j’étais écrivain, j’en ferais peut-être un livre… Par contre, le graphisme est spécial, c’est vrai, je le trouve très provocant.
J’ai adoré cette BD, elle est flippante à souhait et en même temps, très intéressante.
C’est sûr qu’elle colle avec le sujet : ces personnages déformés sont inquiétants, on imagine tout à fait que ce type mettait ses camarades mal à l’aise…
Ce fut un coup de coeur pour moi, alors que je n’aime pas vraiment le dessin. C’est dire si cette BD m’a marquée.
Très bizarres et dérangeants ces dessins : ils mettent aussi mal à l’aise, ce qui correspond bien au ton général. Je me demande bien comment je réagirais si j’apprenais qu’un ancien camarade de classe est devenu un assassin aussi atroce…