Europeana de Patrik Ourednik

EuropeanaEuropeana porte en sous-titre « une brève histoire du XXe siècle » et il est certain que le terme « histoire » n’est pas à prendre au sens conventionnel de succession de faits chronologiques rapportés de façon impartiale. On pourrait aussi le sous-titrer « histoire de l’Europe par ses stéréotypes », ce qui fera fuir tout historien dénué d’humour, s’il n’y avait bien plus derrière le brillant exercice de style.

On commence par la taille des soldats durant les deux guerres mondiales, détail sur lequel on ne se penche pas assez… Et des détails, Patrik Ourednik en abreuve son lecteur, certains terriblement futiles et précis. Après quelques pages, on ne sait plus bien ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas et c’est bien là le propos : qu’est-ce qui mérite d’être retenu ? Hiroshima ou l’invention de la poupée Barbie ? Rien à voir, certes, sauf qu’avec son don de passer du coq à l’âne, on part de la poupée Barbie pour finir aux projets artistiques envisagés pour exprimer « l’indicibilité de l’holocauste » et ce en quelques lignes.

Ourednik évoque le tout et le rien comme au bistrot du coin. S’en dégage une morale du « ça c’est vrai ça » chère à la mère Denis qui pointe le prêt-à-penser et les images toutes faites. Comme par exemple, c’était mieux avant…

En ce temps-là les gens étaient aimables et même les malfaiteurs étaient attentionnés et ils évitaient de tirer sur les policiers et les jeunes gens avaient des comportements plus retenus et s’abstenaient de rapports sexuels avant le mariage et lorsqu’un jeune homme violait une jeune fille qui rentrait des champs et qu’elle tombait enceinte l’enfant était déposé dans un orphelinat où on s’occupait de lui aux frais de l’État et lorsqu’un automobiliste écrasait une poule sur une route de campagne il descendait de voiture pour rembourser le fermier.

Dans une logorrhée qui ne connaît pas la virgule, les phrases s’enchaînent et les idées souvent toutes faites se télescopent. Tous les courants de pensée, toutes les idéologies y passent : positivisme, futurisme, expressionnisme, dadaïsme, existentialisme, Nouvel âge… Le plus drôle sans doute est la psychanalyse, qui revient bien souvent expliquer les grands événements de l’Histoire à sa façon légèrement orientée :

Et les psychanalystes disaient que l’acquiescement de la plupart des Allemands à l’idéologie nazie était la manifestation d’une frustration sexuelle et que les Allemands étaient en fait à la recherche du père alors que la foi dans le communisme était plutôt une expression de sadomasochisme dans sa phase infantile.

« Et certains savants disaient que… », « Et les philosophes se demandaient si… », « Mais de plus en plus de gens pensaient que… » : Europeana c’est une histoire du XXe siècle façon café du commerce, celle de Monsieur-Tout-Le-Monde qui a un avis sur tout sans rien savoir vraiment. Les chiffres, les faits et les interprétations se succèdent, les théories scientologiques aussi bien que les spectacles ethnographiques dans les zoos européens. Tout et son contraire, une vaste soupe qui au final ne fait pas sens mais bien non-sens.

Mais Patrik Ourednik n’est reste pas à la pochade. Certains thèmes reviennent et malgré l’absurde traitement font sens : la Première et la Seconde Guerres mondiales, la Shoah, le communisme. Il ne réduit pas les horreurs au rang d’anecdotes mais interroge notre façon de les évoquer et de les aborder aujourd’hui. Sa façon par exemple de rappeler tout l’enjeu idéologique qui existe derrière le mot génocide est très habile car elle passe par le ridicule qui ramène à l’essentiel : l’extermination de peuples entiers au nom d’une idéologie.

En énoncant quelques faits et dates, Patrick Ourednik remet en place nos idées sur l’eugénisme et « la stérilisation des éléments inférieurs » de la société édictée dès 1907 aux Etats-Unis et renforcée d’année en année jusqu’à concerner les récidivistes et les alcooliques et « les voleurs de poules d’origine noire et indienne parce que les voleurs de poules d’origine blanche pouvaient encore renouer avec la société en travaillant assidûment pour le bien commun« . Il procède de même avec le scandaleux J qui frappe les passeports des Juifs pendant la guerre :

Et le gouvernement suisse demanda aux autorités allemandes de mettre un grand j en lettre d’imprimerie sur les passeports des Juifs pour que les policiers suisses postés aux frontières puissent reconnaître même les Juifs qui n’en avaient pas l’air. Après la guerre des expulsions d’Allemands ont été organisées dans les pays à forte minorité allemande en Pologne en Tchécoslovaquie etc. et à Brno les Allemands devaient porter un brassard blanc avec un grand A en lettre d’imprimerie et ne devaient plus prendre le tramway ni le trolleybus.

Avec ses anecdotes parfois croustillantes, souvent futiles, Patrik Ourednik passe au crible le XXe siècle, ses horreurs, ses révolutions sociales et culturelles, ses contradictions, les espoirs et désespoirs qu’il a suscités. Il semble se placer loin de la morale et de l’éthique. Et très loin de la rigueur de l’historien. Mais l’humour, souvent noir et grinçant, engendre le disparate, mime le trop-plein de thèses, d’antithèses et de synthèses et pourquoi pas, le chaos de la pensée contemporaine qui réfléchit sur tout et sonne creux.

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Europeana. Une brève histoire du XXe siècle

Patrik Ourednik traduit du tchèque par Marianne Canavaggio
Allia, 2004
ISBN : 2-84485-139-8 – 151 pages – 6,10 €

Europeana. Stručné dějiny dvacáteho věku, première parution : 2001

20 commentaires sur “Europeana de Patrik Ourednik

    1. Je crois que l’idée est de faire s’entrechoquer ces réflexions qui n’ont l’air de rien pour justement les stigmatiser et parfois peut-être en tirer quelque chose. La force de ce petit bouquin est de nous pousser à réfléchir avec du prêt-à-penser : c’est habile et en plus, c’est drôle, en tout cas moi, j’ai apprécié. Ceci dit, c’est tellement iconoclaste que je comprends tout à fait qu’on soit peu réceptif.

    1. Ourednik ne connaît en effet dans ce texte que le point et il fait des phrases très longues. Ça fait partie du jeu, ça ressemble au flux de blabla qu’on entend un peu partout sur ce qui se passe dans le monde, passant du nombre de morts à tel endroit aux prévisions météo…

  1. et ben pourquoi déjà deux personnes qui ne veulent pas lire cet auteur? je suis enchantée par ton billet et les citations. Et je suis d’accord pour me lancer dans la lecture même sans les virgules. Quand on lit à haute voix on les met tout seul les virgules et qui connaissait cette histoire de brassard blanc avec un A. Pour moi la vérité historique c’est aussi cette foule de petits détails honteux que les nations veulent bien vite oublier et leurs habitants aussi. ,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,, j’offre toutes ces virgules à ceux qui en ont besoin pour me lire (j’en mets rarement!)

    1. Des anecdotes comme celle-là, qu’on ne connaît pas, il y en a plein ce petit livre qui place son érudition dans les détails. J’aurais voulu citer quantités d’extraits mais c’est toujours bien trop long car son procédé principal est le coq à l’âne et du coup, il faut citer de longs extraits. Mais je suis contente de ne pas rebuter tout le monde 😉

  2. Les virgules disparues… j’ai parfois du mal. En fait, je garde un souvenir pénible d’un roman sans ponctuation lu il y a quelques années… je suis peureuse, du coup!

    Pourtant, c’est le genre de truc qui me plaît, généralement, ce genre de chroniques pleines d’humour noir.

    1. Il y a quand même des points dans ce texte. Et si les phrases sont longues, elles sont virtuoses car jamais je n’ai eu à revenir au début de l’une d’entre elles pour en comprendre le sens. Ourednik maîtrise à merveille la syntaxe, tout comme l’humour 😉

    1. Tout à fait. Il en a sorti entre autres un autre sur le roman, dans le même ton je pense, qui pourrait tout à fait m’intéresser.

    1. Oh, mais c’est un type de narration tout à fait original et dynamique. Ça semble hurluberlu et chaotique,, mais au fil de la lecture, ça fait sens.

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