On ne distingue pas bien les femmes figurant sur la couverture de Photo de groupe au bord du fleuve. Sans doute une façon pour l’éditeur de montrer qu’elles sont laissées dans l’ombre de la société africaine aujourd’hui, qu’on (les hommes bien sûr, ceux qui détiennent le pouvoir) les considère comme quantité négligeable, effaçable. C’est sous un tout autre jour qu’Emmanuel Dongala nous permet de les envisager, à travers une révolte qui dès les premiers mots, est nôtre.
» Tu te réveilles le matin et tu sais d’avance que c’est un jour déjà levé qui se lève. Que cette journée qui commence sera la soeur jumelle de celle d’hier, d’avant-hier et d’avant-avant-hier. Tu veux traîner un peu plus au lit, voler quelques minutes supplémentaires à ce jour qui pointe afin de reposer un brin plus longtemps ton corps courbatu, particulièrement ce bras gauche encore endolori par les vibrations du lourd marteau avec lequel tu cognes quotidiennement la pierre dure. Mais il faut te lever, Dieu n’a pas fait cette nuit plus longue pour toi. «
Qui est donc ce « tu » ? Ce n’est pas moi, ce n’est pas vous, c’est Méréana, mère africaine casseuse de cailloux au bord du fleuve. C’est dire si elle n’a rien à voir avec moi, rien à voir avec vous. Et pourtant, son combat de femme exploitée va devenir le vôtre, que vous soyez homme ou femme, comme il est devenu le mien.
Elles sont un groupe de femmes : des vieilles, des jeunes, des belles, des laides, des secrètes, des bavardes… toute la journée elles frappent et frappent encore la roche pour que les gros blocs de pierre deviennent de petits cailloux. Pour que la piste de l’aéroport se construise. Depuis très longtemps, elles vendent dix mille francs leur sac aux gros bras qui débarquent, leurs acheteurs. On les prend pour des esclaves, elles ne protestent pas. Un jour pourtant, elles décident d’obtenir quinze mille francs pour un sac et demandent vingt mille aux acheteurs. Qui s’en vont sans rien acheter en menaçant de les laisser crever de faim.
Oui mais voilà cette fois, elles sont décidées, elles s’organisent et ne cèdent pas. Alors les hommes arrivent avec des armes, auxquelles elles opposent des pierres. Ils prennent les sacs de force, sans payer et blessent certaines d’entre elles. Les femmes se réunissent, s’organisent, décident de ce qu’elles doivent faire pour faire aboutir leur simple revendication.
On les croit manipulées par l’opposition. Car on les pense incapables de revendiquer quoi que ce soit : trop bêtes, trop serviles, trop faibles… Mais Méréana n’est rien de tout ça et devient, malgré elle, la porte-parole des casseuses de cailloux. Seule, elle élève trois enfants : ses deux fils et l’enfant de sa soeur morte du sida. Son mari est devenu député grâce à quelques manipulations frauduleuses et n’est plus depuis lors celui qu’elle a aimé et pour lequel elle a sacrifié une carrière prometteuse.
Hormis ce personnage du mari dont j’ai eu du mal à comprendre le changement radical, tous les personnages imaginés par Emmanuel Dongala sont d’une authenticité qui emporte l’adhésion. Le style d’Emmanuel Dongala mêle la gouaille des femmes du peuple et la finesse de leur portrait psychologique. Ces femmes n’ont que leur détermination et page après page, on comprend qu’elle est née du malheur. Car chaque vie est un drame. Car chaque femme a dû plier devant un père, un enseignant, un policier, un mari et même une mère. En choisissant d’agir par elles-mêmes, ces femmes s’opposent à la tradition, plus forte que n’importe quelle loi en Afrique. Au nom de la tradition, elles vont être intimidées, menacées, blessées, tuées.
Photo de groupe au bord du fleuve souligne la force intellectuelle et humaine de ces femmes, et ainsi la richesse dont se prive l’Afrique. Il montre, parfois avec humour, la corruption endémique sans pour autant tomber dans le manichéisme. Par exemple, le portrait de la ministre des femmes s’avère plus subtil grâce à la capacité de Méréana de revenir sur ses impressions premières.
Beaucoup de verve et de vie dans Photo de groupe au bord du fleuve, d’enthousiasme malgré les misérables conditions de vie. Ces femmes force l’admiration dans cette détermination qui peut leur coûter la vie, et dans leur gaieté, leur joie d’être au monde malgré tout.
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.Photo de groupe au bord du fleuve
Emmanuel Dongala
Actes Sud, 2010
ISBN : 978-2-7427-8930-6 – 333 pages – 22,80 €
Je suis totalement épatée par ce roman qui se dévore. Ces femmes (et les hommes) sont très bien décrits, je t’assure de a véracité des détails.(tiens je me souviens d’une femme virée par son mari parce qu’elle avait 4 filles, et pas de garçon! , elle se remarie … et a un garçon!)(histoire vraie)
C’est sidérant vu de chez nous… Ces femmes sont des choses, au mieux des machines à faire des enfants. Si l’histoire d’amour de Méréana et son mari commence plutôt bien, quel désastre dès qu’elle n’est plus à son entière disposition ! Quel courage elles ont…
J’en garde un bon souvenir. J’ai lu le roman suivant de Dongala sorti en janvier, mais je l’ai trouvé moins fort.
Je vais peut-être le lire dans le cadre d’un prix du roman historique. La période révolutionnaire m’attire moins, j’ai l’impression de lire un peu toujours la même chose (sauf avec Vuillard bien sûr !)…
C’est vrai que malgré la thématique, et tous les malheurs qui semblent s’acharner sur ces femmes, il y a aussi dans ce roman beaucoup de joie. C’est un point que je n’ai pas abordé dans mon billet, n’ayant sans doute gardé avec le recul, que l’effroi qu’a suscité en moi l’évocation du sort fait à ces femmes…
J’ai lu récemment Allah n’est pas obligé et je trouve que chez Kourouma, c’est un peu pareil : il y a cette faculté à parler de la violence et du malheur tout en gardant une place à l’humour, sans pour autant être cynique ou sarcastique, c’est impressionnant…
J’ai d’ailleurs acheté ce titre de Kourouma suite à ton billet (et une heureuse coïncidence a fait que je suis tombée dessus dans une bouquinerie). Histoire de donner une seconde chance à cet auteur, après mon incapacité à dépasser les 30 premières pages de son Soleil des indépendances…
J’ai plutôt envie de commencer par le dernier paru, mais le commentaire d’Hélène me fait réfléchir. De toute façon, j’ai l’intention de découvrir l’auteur qui m’a beaucoup plu lors d’une rencontre.
Je l’ai entendu à la radio pour son dernier roman et c’est vrai qu’il donne envie, même si cette biographie romancée semble assez classique.
3 blogs que j’aime parle d’un roman que j’ai adoré , ce lundi commence bien!
Il me semble que nous sommes toutes satisfaites de notre lecture de Dongala, avec un petit bémol pour le dernier titre. Sa plume et cette façon d’apostropher le lecteur m’a embarquée tout de suite.
Oui, tu soulignes un point qui est très vrai et qui, je pense, a contribué à notre plaisir de lecture et au fait que ce mouvement de femmes nous a entraînées et captivées, c’est que très rapidement, ce combat de femme exploitée devient le nôtre. Je vibrais avec elles, je tremblais quand l’une d’entre elles révélaient la supercherie des 20.000 FCFA négociables, je m’indignais avec elles, j’étais à fond dedans en somme, comme si je faisais moi-même partie de ce groupe.
Une chouette LC ! Je lirai très probablement La sonate aussi, tout en étant consciente que c’est un genre complètement différent, l’auteur l’avait bien souligné lors de la rencontre en librairie. Ce qui m’a semblé intéressant, c’est qu’il aborde aussi la thématique des communautés noires à cette époques. Un angle de vue qui me semble original et intéressant. A voir.
je pense que La sonate… est moins originale mais tout aussi intéressante, en particulier parce que cette biographie romancée décentre notre regard européen. j’en parlerai certainement si je le lis. Et merci pour ton enthousiasme sur le groupe Facebook : je crois que tu as poussé quelques-unes à entrer dans la lecture commune 😉
J’ai raté la LC mais je ne raterai pas l’auteur qui est bien au chaud dans ma pile 🙂 tu donnes envie 🙂
Tu me remets en mémoire ce livre lu il y a quelques années. Un bon souvenir
As-tu lu d’autres titres de Dongala depuis ?
Non, non, n’en rajoute plus, je suis déjà convaincue ! 🙂
L’enthousiasme est général, ça fait plaisir !
Moi la Sonate me tente bien, à cause de mon indécrottable faiblesse pour le XVIIIe siècle. J’attends qu’il sorte en poche pour m’en saisir.
On verra donc avec toi si son XVIIIe siècle tient la route !
Une lecture qui pourrait me parler. Je note.
J’ai découvert Emmanuel Dongala avec « La sonate à Bridgetower », un roman que j’ai lu pour le Prix Orange du Livre 2017 et qui fut un vrai coup de coeur. Je te le conseille !
Merci ! Il cumule en effet les avis positifs. Il semble très différent de ce titre-ci et me permettra de juger de l’étendue du talent de Dongala.
J’ai lu beaucoup d’avis positifs sur l’auteur. Dès que je retrouve le degré de cerveau pour lire des livres plus sérieux et qui me dépaysent, j’essaie de trouver ça!
En tout cas, ce n’est pas difficile à lire, ça ressemble assez à une comédie dans le ton et le rythme, même si le propos est plus grave.