Personne ne gagne de Jack Black

Personne ne gagne

Il fallait une troisième édition en français et la réputation d’un éditeur découvreur de livres cultes oubliés pour que Personne ne gagne arrive entre mes mains. Il  a eu raison d’insister Dominique Bordes, car cette autobiographie hors norme est une pépite, un témoignage tout droit sorti d’un autre temps. C’est l’Amérique des hors-la-loi mythiques, non de vulgaires meurtriers mais bien de types droits dans leurs bottes avec une morale bien à eux. « C’était l’époque où les saloons se comptaient par milliers« .

Jack Black est tombé dans la délinquance et le crime progressivement. Enfant et orphelin de mère, il fait de Jesse James son héros, maudissant le traître qui causa sa mort. Contraint de gagner sa vie dès l’adolescence, il travaille d’abord honnêtement mais livré à lui-même, il rencontre des gens qui vivent dans l’illégalité. Il se fait vagabond, traçant la route avec des hobos et se livrant au cambriolage pour vivre. Son rayon d’action : l’Utah, la Californie et le Canada dans lesquels il se déplace en train, clandestinement bien sûr.

Il tâte à de nombreuses reprises de la prison, pour des peines plus ou moins longues (il ne donne jamais la même identité à la police). Il sera même fouetté, ce qui le blessera plus que l’emprisonnement. Parfois, ses vols lui rapportent gros mais comme ses compères, il profite alors de la vie et de l’oisiveté avant d’être à nouveau contraint de voler. Il n’est jamais question de travailler.

Mais l’idée de travailler m’était aussi étrangère que celle de cambrioler une maison le serait à un plombier ou un imprimeur. Je n’étais pas paresseux ou tire-au-flanc ; je savais qu’il y avait des moyens moins risqués et compliqués de gagner sa vie, mais c’était la façon de faire des autres, des gens que je ne connaissais pas, ne comprenais pas, ne voulais pas. Je ne les traitais pas de gogos ou de péquenauds sous prétexte qu’ils étaient différents et travaillaient pour vivre. Ils représentaient la société. La société représentait la loi, l’ordre, la discipline, le châtiment. La société, c’était une machine conçue pour mettre en pièces. La société, c’était l’ennemie.

Sa route croise celles de personnes qu’on croirait tout droit sorties d’un film. C’est que Jack Black a le don de conter, de portraitiser ses mentors et acolytes, ceux qui ont tracé la route avec lui, ont fomenté mille cambriolages, l’ont aidé. Il écrit alors qu’il s’est depuis longtemps rangé, qu’il est devenu un employé. Il ne s’appesantit pas sur les aléas de sa vie passée, sur le mal qu’on lui a fait, les trahisons. Il raconte l’amitié, la solidarité, le mode de vie de ceux que la morale bourgeoise réprouve. Une vie au jour le jour.

Mon argent fondait comme neige au soleil, je devais me renflouer et, chaque nuit, je rôdais en ville dans un seul but, repérer un coup. C’est difficile d’expliquer au profane la fierté du voleur. Sans elle, il ne paierait ni vêtement ni loyer et emprunterait sans avoir l’intention de rembourser. Jour après jour, il ne fait pas ces choses-là ; jour après jour, il prend des risques et il est fier de pouvoir s’acheter ce dont il a besoin. C’est tordu, bien sûr, mais c’est comme ça.

Il insiste cependant sur les mauvais traitements reçus en prison et son amertume est grande. C’est pour lui un lieu de violence et d’humiliation qui ne peut réformer les gens qu’elle enferme. Sur trente ans de vie marginale, il y a passé quinze ans sans que jamais un de ses séjours ne le pousse à se réformer. C’est la confiance d’un juge qui lui a donné une seconde chance, d’un homme qui a cru en lui qui lui a permis de changer, en commençant par se sevrer lui-même de l’opium.

Publiée pour la première fois en 1926, on imagine bien que cette autobiographie du truand magnifique, bourlingueur ne possédant rien, pourfendeur de l’ordre établi a pu plaire aux jeunes gens de la beat generation. Dans une postface, William Burroughs explicite l’admiration qu’il a pour ce texte :

En relisant ce livre il y a peu, j’ai ressenti une profonde nostalgie pour un mode de vie à jamais disparu. Baignant dans la lumière de cette époque révolue, les scènes et les personnages qu’il renferme jaillissent littéralement des pages.

Pas de misérabilisme, pas de dénonciation, pas d’appel à la révolte ou à l’anarchisme : le ton est étonnamment serein. Jack Black devenu honnête homme n’est pas vindicatif : il ne condamne pas sa vie passée ni ne la glorifie, il la raconte comme une période écoulée en ayant conscience d’avoir appartenu à une caste quasi disparue, celle des arnaqueurs libres et honnêtes… C’est souvent drôle, même à ses dépens (on se demande souvent comment l’amateurisme de certains cambriolages a pu parfois faire sa fortune d’un jour…), très bienveillant à l’égard du peuple des hors-la-loi et minutieusement reconstitué. L’argot des hobos et des voleurs parsème le récit qui gagne ainsi encore en réalisme.

Personne ne gagne, c’est l’Amérique des grands hommes libres, des hommes qui ont choisi une vie dangereuse, souvent misérable mais affranchie des chaînes et des compromissions. Ils n’incarnent pas le rêve américain mais bien notre Amérique rêvée à la marge avec l’incomparable surcroît d’authenticité autobiographique. Comment ce récit n’a-t-il pas encore donné lieu à un film ?

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Personne ne gagne

Jack Black traduit de l’anglais par Jeanne Toulouse et Nicolas Vidalenc
Monsieur Toussaint Louverture (Les Grands Animaux), 2017
ISBN : 9791090724327 6 – 470 pages – 11,50 €

You can’t win, première parution : 1926

5 commentaires sur “Personne ne gagne de Jack Black

  1. je n’ai pas encore lu ce livre (je ne savais pas que c’était un récit autobiographique!) mais quel bel objet! j’aurais presque envie de l’acheter juste pour embellir ma bibliothèque 🙂

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