
On connaît bien la descendance littéraire de Dracula, oeuvre maîtresse de Bram Stoker, au moins dans ses versions anglophone et francophone. Ce qu’elle a pu inspirer aux divers hispanophones nous est beaucoup moins familier tant ils intéressent moins nos éditeurs. En matière d’hispano-américains, les Argentins et les Mexicains sont sans doute les plus traduits y compris en ce qui concerne les littératures de l’Imaginaire. José Luis Zárate est mexicain et le seul texte vampirique mexicain que je connaissais à ce jour, « Vlad » de Carlos Fuentes, est une nouvelle contenue dans le recueil En inquiétante étrangeté, postérieure à La glace et le sel qui date de 1998.
Comme par exemple Peter Ackroyd dans Les carnets de Victor Frankenstein ou Philip José Farmer dans L’autre voyage de Phileas Fogg, José Luis Zárate choisit d’écrire dans les blancs de la fiction : du voyage du Demeter de Varna à Whitby on ne sait que ce qu’a publié le « Dailygraf » du journal de bord du capitaine (grâce à une coupure collée dans le journal intime de Mina). Quatre pages très succinctes pour rendre compte d’une éprouvante navigation qui vit disparaître peu à peu marins et officiers de bord. Que s’est-il vraiment passé à bord et qui était ce capitaine retrouvé attaché au gouvernail de son bateau ?
Car c’est au capitaine bien plus qu’à l’hôte clandestin du Demeter que s’intéresse José Luis Zárate. Nous savons tous qui est celui qui embarqua avec un peu de sa terre natale et nous connaissons son histoire une fois débarqué à Londres. Le sujet de La glace et le sel est à chercher non du côté des vampires mais bien du côté des hommes qui comme Dracula ont des désirs inavouables à assouvir. Inavouables car dénoncés par la société.
Le capitaine est homosexuel et comme le sel ronge le bateau, il est rongé par le désir et le remords. Désir des hommes qui forment l’équipage et qu’il ne peut chercher à séduire car ils sont sous ses ordres, remords pour la mort de son jeune amant Mikhaïl qu’il n’a pas su protéger de la vindicte populaire. Le roman est divisé en trois parties et la première est entièrement consacrée à la frustration sexuelle et aux rêves érotiques du capitaine. Il ne cesse de s’imaginer faisant l’amour à ses hommes ainsi qu’à son bateau. La langue extrêmement poétique de José Luis Zárate sublime la sensualité dévorante de cet homme contraint de contempler l’objet de son désir sans jamais y accéder. Son désir tourne à l’obsession, le poursuit la nuit dans ses rêves, dans son lit sous forme d’un rat… mais est-ce bien un rêve que ce rat ?
Car il se passe des choses étranges à bord, qui font l’objet des parties suivantes. Les marins disparaissent, on croit voir une forme, un homme, les rats envahissent tout. Le capitaine comprend qu’il a en face de lui un ennemi hors du commun, comme lui insatiable. Le parallèle se crée entre désir de sang et désir de sexe, inscrit dans le mythe vampirique. Tous deux avides, tous deux puissants : le capitaine en tant que maître absolu à bord pourrait contraindre ses marins à assouvir ses envies, se jeter sur eux comme le vampire se jette sur eux et les contraint. Se dessine alors la différence fondamentale entre l’humain désirant qu’est le capitaine et le vampire :
… la faim n’est pas un péché, ni le besoin, ni l’appétit.
C’est ce que nous sommes prêts à faire pour les satisfaire.
Mes plaisirs éphémères ne sont pas un vice ; mais qu’il sacrifie les autres pour apaiser sa soif, voilà qui l’est.
S’il y a affinités de désirs entre l’homme et le vampire, il y a loin de l’un à l’autre : en réduisant l’autre à un objet susceptible de l’assouvir, le vampire devient un manipulateur, un monstre. Ni le capitaine, ni son amant Mikhaïl n’ont manipulé ou abusé d’un autre, ils ont juste aimé ce qui n’est jamais un crime. La foule haineuse pourtant a tué Mikhaïl et a traité son corps comme celui d’un vampire :
Ils l’enterrèrent à une croisée de chemins afin que son esprit ne retrouve pas la direction du village.
Ils ont planté des épines de roses dans ses yeux pour le condamner à l’obscurité, même dans la mort.
Ils ont rempli sa bouche d’ail pour que son haleine n’infecte personne, mais qui pourriez-vous embrasser alors que les vers vous dévorent ?
Un prêtre donnait les ordres ; lui-même sépara la tête du corps mutilé à l’aide d’un grand couteau.
Il la posa à l’envers et lui cracha une malédiction à la nuque.
Ensuite, ils fichèrent son corps en terre à l’aide d’un pieu.
Ce corps qui était celui d’une bête pour eux, et sa chair un monstre qui cédait à d’incompréhensibles instincts.
Coupable de trop aimé, victime de l’intolérance et de la morale. Alors que le seul crime, nous dit José Luis Zárate est d’avilir l’autre, de l’asservir par la force ou l’autorité. Être un homme c’est, comme le capitaine, pouvoir dominer ses instincts ; être un monstre, comme le vampire, c’est s’y soumettre pour son seul plaisir.
Après avoir goûté La glace et le sel, on espère d’autres traductions lumineuses et sensibles de José Luis Zárate.
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La glace et le sel (La ruta del hielo y la sal, 1998), José Luis Zárate traduit de l’espagnol (mexicain) par Sébastien Rutés, Actes Sud (Exofictions), avril 2017, 167 pages, 15,80€