La couverture (L’étal de la boucherie de Pieter Aertsen, 1551) donne le ton du premier roman d’Errol Henrot : il est question de viande. De cette viande que vous mangez tous les jours et dont vous préférez oublier la provenance. Cette viande faite de souffrance et de cris. François mettra dix ans à comprendre cette souffrance, c’est son lent parcours qui est conté dans Les liens du sang.
Ce titre renvoie d’abord à la famille, celle par laquelle on est lié par le sang : père, mère, frères, soeurs… Pour François, ces liens du sang s’entendent (au moins) à la puissance deux car son père, tueur dans l’abattoir local, le fait embaucher au même poste. Le jeune homme a terminé ses études, il ne sait pas bien quoi faire et ne manifeste d’envies pour rien. Pour lui assurer un avenir, le père intervient auprès de son patron et ami de longue date.
L’apathie de François est, paradoxalement, le moteur du livre. Le jeune homme est amorphe, sans goût particulier. Il fait ce qu’on lui dit, ne proteste pas, se laisse porter. Il ne se révolte pas contre l’autorité paternelle.
Comme vous, symboliquement.
Vos parents vous ont donné de la viande à manger, pourquoi changer ? Pourquoi ne pas continuer comme avant, acceptant l’héritage familial ? Les animaux souffrent vous le savez, mais le monde s’en accommode alors pourquoi ne pas continuer ? On a caché les abattoirs hors des villes, on a mis des cochons souriants sur les emballages de rillettes et on a même réussi à faire croire aux plus scrupuleux que la viande issue de l’agriculture bio était mieux traitée que les autres. Mensonges. Erreur sur toute la ligne. Il faut dire que cette poudre aux yeux n’aveugle que les enfants mais vous avez tellement envie d’y croire : grâce à elle, vous gardez bonne conscience et vous restez sourds et aveugles à la souffrance, c’est plus facile.
Jamais il ne sortira du moule dans lequel il a été reproduit, dupliqué. Son père ne se posait pas de questions, non. Alors lui non plus ne s’en posera pas. A quoi bon se révolter contre l’ordre, si l’ordre est l’évidence même, le cadre qui nous suit de la naissance à la mort, en repoussant l’effroi, en le cachant sous le tapis, en lui conférant des airs de nécessité fonctionnelle, authentique, historique…
François l’apathique, François qui pourrait tant agacer le lecteur par son manque de convictions c’est donc vous, carnivores.
Errol Henrot n’y va pas par quatre chemins et ne ménage pas la profession. Alors qu’un ouvrage comme Steak Machine par exemple dénonce les conditions de travail des ouvriers de la viande, ils ne sont absous de rien dans Les liens du sang :
Ses collègues humiliaient les animaux avant de les abattre. Ils ressentaient ce besoin, pour combler l’ennui de leurs tâches répétitives et pour donner libre cours à leur expression d’enfants, d’enfants en âge de posséder des armes et de les utiliser, avec la bénédiction de la direction, de toutes les directions. Car cette profession est l’une des plus solidaires et corporatistes. Lorsque autant de gens sont liés par la même nécessité d’accomplir leur office, sans penser, sans imaginer, sans réaliser des mesures plus dignes de protection, par exemple, pour diminuer la souffrance, alors crier, se plaindre, se révolter, toutes ces tentatives pour rétablir l’équilibre s’annulent sans bruit, pleines de leur colère mais stériles, et déconsidérées par ceux-là mêmes qui les auraient mises en oeuvre.
Errol Henrot reste sobre et distant dans sa description des abattoirs. La sale réalité passe par le regard de François qui essaie de s’extraire du marasme comme il s’absente du monde au quotidien. Rester loin, ne pas s’impliquer, ne surtout pas s’émouvoir. Mais la narration se fait de plus en plus pressante, les questions s’accumulent quand surgit le doute. Quand la prise de conscience devient inévitable, il faut agir, s’inscrire dans l’urgence, rattraper le temps perdu. Rupture (de tous les liens) et révolution (retour au primordial). L’écriture d’Errol Henrot traduit tout ça : l’apathie première, l’affolement, la possible sérénité.
Tu ne pourras pas, à toi seul, faire fermer les abattoirs. Tu ne pourras pas empêcher que des sadiques se défoulent sur plus faibles qu’eux. Non, je le sais, tu ne pourras pas changer le monde à toi tout seul. Mais ce qu’on peut faire, c’est l’améliorer. Si toi + toi + toi + toi décidez de ne plus manger de viande, la demande baissera, c’est économique. Et si la demande baisse, l’offre suit le même chemin. Encore plus d’humains sur Terre signifie encore plus de souffrance animale. Mais tu détiens un moyen d’inverser la tendance, il faut pour ça ouvrir les yeux, rompre les liens du sang.
Dans quel lieu n’est-il pas de lutte, pour tenter de restaurer un peu de paix ? Convoquer les images de la nature, reprendre les émotions endormies de l’enfance. Croire. Croire à la nature. Croire que les hommes sont capables d’écouter, et de se retourner sur eux-mêmes. Ils ouvriraient les yeux et s’exclameraient : merde. Je me suis trompé.
Voir ma bibliographie (non exhaustive) sur la condition animale et les droits des animaux
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Les liens du sang
Errol Henrot
Le Dilettante, 2017
ISBN : 978-2-84263-916-7 – 188 pages – 16,50 €
Déjà que je ne mange plus de viande depuis un certain temps (un temps certain serait plus exact), rien que la couverture, je fuis ! Même si le livre en vaut la peine …
Il est vrai que la couverture est peu ragoutante, une volonté du peintre, certainement.
C’est vraiment important de prendre conscience de ce que l’on fait subir aux animaux, je crois qu’un peu de respect ne ferait de mal à personne.
Je ne peux vous suivre sur ce terrain, j’aime la viande et le cris haut et fort ! je passe mon tour
Moi aussi j’aime la viande. On ne devient pas végétarien aujourd’hui parce qu’on n’aime pas manger de la viande, ça n’a rien à voir.
Ta bibliographie sur le sujet s’enrichit.
je ne bannis pas la viande mais en mange assez peu… J’en connais qui en consomment midi et soir! J’évite les comportements extrémistes, quel que soit le domaine…
Et bien moi cela me donne envie d’un bon steak saignant…