Arjun travaille à New York dans une agence de publicité pour mobiles. A l’heure des écrans et des médias sociaux, il fait des merveilles, entendez qu’il fait gagner beaucoup d’argent à des Américains qui en ont déjà beaucoup. En Inde d’où il vient, il ne serait rien du tout puisqu’appartenant à une basse caste il n’aurait aucune perspective d’avenir. C’est qu’Arjun a eu la « chance » d’être adopté enfant par un couple d’Américains vivant en Inde, qui lui a permis de faire des études (oubliant cependant de le faire bénéficier de la nationalité américaine, c’est ballot…).
Mais l’enfance d’Arjun n’a pas été idyllique : on comprend que sa mère adoptive le maltraitait. Apparence de bonheur donc, apparence de réussite. A New York, ça tombe bien, tout n’est qu’apparence aussi, de la chemise qu’on porte au restaurant où on mange, en passant bien sûr par l’indispensable profil MyFace, une vitrine mensongère de soi que chacun s’applique à soigner. Ce réseau social, c’est aussi une mine d’informations personnelles accessible à tous au nom de la convivialité et du « rien à cacher ».
Arjun est un modèle de réussite, ou en tout cas il aime le croire et déteste donc, entre autres, qu’on lui fasse des remarques sur son accent. Il fait tout pour se démarquer du tout-venant de ses compatriotes en sortant pourquoi pas avec une belle jeune femme, Emily. Mais Emily le délaisse pour… un autre Indien ! Le jeune homme n’apprécie pas du tout et décide de la tuer. Et de tuer aussi le séducteur pour faire bonne mesure. Il laisse sur place un autocollant « Je t’ai trouvé sur MyFace », et voilà le mythe du tueur MyFace qui commence. Pour l’entretenir, Arjun n’hésite pas une minute à chercher d’autres victimes sur le réseau social, brouillant ses traces.
Arjun ne manquera pas de rappeler aux lecteurs Joe, le narrateur-tueur en série de Un employé modèle de Paul Cleave. D’autant plus qu’au moment de se créer un faux profil sur MyFace, Arjun se choisit originaire de Christchurch, exactement où sévit cet autre héros de papier. Comparaison qui saute immédiatement aux yeux et m’a fait craindre le pire avec Indian Psycho tant je n’ai pas apprécié l’humour du Boucher de Christchurch, mais alors pas du tout. Heureusement, entre Arjun et moi, ça a collé tout de suite.
C’est qu’Arun Krishnan nous offre un portrait de l’Amérique comme seul un regard extérieur peut le faire. De nombreuses phrases commencent par « En Amérique… », dessinant le portrait du parfait Américain, tel que le jeune Arjun et des millions d’autres qui trépignent aux frontières en rêvent. En creux, il regarde la folie ambiante et la passe au crible de son humour. L’intégration, voire l’assimilation, est un souci de chaque instant que le moindre agent de l’ordre se charge d’anéantir à chaque regard.
C’était effrayant. Ces gens étaient si différents de moi. Si différents de ce que je pouvais devenir. L’assimilation m’a soudain paru une tâche quasi impossible. J’ai compris pourquoi les services de l’immigration ne nous appellent pas des « visiteurs » ou des étrangers ». Ils nous appelaient des « aliens ». C’est le mot le plus approprié. Les Américains sont des extraterrestres pour nous. Nous sommes des extraterrestres pour eux.
Il a beau faire Arjun, il y a toujours le petit détail qui tue et ruine son intégration. Sa couleur de peau par exemple, ou son manque de répartie suite à une blague américano-américaine. Il a beau essayer d’être un gentleman, il ne sait pas toujours quoi dire : doit-il remercier Michelle pour le sexe la nuit dernière ou vaut-il mieux se taire ?
Il est question des sommes énormes dépensées en publicité, des salaires faramineux du secteur marketing, de la langue de bois utilisée par tout bon commercial, du dieu Profit qui régit les rapports humains. Arun Krishnan nous met le nez dans nos contradictions : une société qui surveille, protège les individus mais qui permet à de grandes multinationales d’utiliser les données les plus privées des individus. Ceux-ci d’ailleurs ne se gênent pas pour étaler leur vie privée, se laissant surveiller, suivre et répertorier sans problème.
Les smartphones ont été inventés pour que les gens puissent être suivis à la trace. Avec eux, nos parents, nos policiers, nos gouvernements et nos marques préférées peuvent nous localiser précisément, et ce à chaque seconde de notre existence. Ils peuvent nous réprimander si nous faisons quelque chose de mal ou si nous achetons le mauvais produit.
Mais il n’y en a pas que pour les Américains, les immigrés indiens en prennent aussi pour leur grade car Arun Krishnan souligne avant tout la bêtise humaine qui ne connaît malheureusement pas de frontières…
Indian Psycho tient plus du pastiche de roman noir que du roman noir vraiment glauque. On comprend le clin d’oeil du titre français au plus effrayant des romans sur un tueur en série, mais on ne joue pas dans la même cour. Il y a là plus de légèreté que d’effroi, même si elle se double d’un regard très critique. De fait, les très rapides évocations de l’enfance sordide d’Arjun sont soit dissonantes, soit mal exploitées car pas dans le ton. Ce qui plait au lecteur, c’est le côté improbable d’Arjun, un bras cassé en matière de crime qui pourtant parvient à ses fins grâce à une intrigue qui ne s’embarrasse pas toujours de logique.
Un roman « noir » en prise avec la réalité la plus actuelle, mais un roman drôle grâce à la personnalité atypique de ce narrateur-tueur en série quelque peu tête en l’air. Son manque évident d’empathie fait grincer des dents, mais il est tellement décalé, à côté de la plaque, toujours près de la bourde que le rire l’emporte sur l’inquiétude. Vu de l’extérieur, il est l’incarnation du rêve américain : étranger, pauvre, orphelin sans avenir, il gagne désormais des sommes folles grâce à ses seules capacités. Mais nous qui le connaissons de l’intérieur, nous savons que tous ça n’est qu’apparence et qu’il est en fait l’incarnation du cauchemar américain : celui qui tout à coup tue pour tuer, pour briser cette Amérique en toc. Comme quoi, il faut se méfier des apparences : un immigré bien intégré peut toujours cacher un tueur en série (oups !).
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Indian Psycho
Arun Krishnan traduit par Marthe Picard
Asphalte, 2017
ISBN : 978-2-918767-70-1 – 297 pages – 22 €
Antisocial, parution aux Etats-Unis : 2015
S’il y a de l’humour… Quant à Un employé modèle, je crois l’avoir abandonné
A propos d’Asphalte, rien à la bibli, je vais donc passer encore ce mois ci, désolée. Un de mes critères étant de choisir à la bibli.
Il n’y a rien à la bibliothèque de Vendôme non plus. 12 titres à Blois et, tiens-toi bien, 9 à Tours (135 000 habitants) ! Nous vivons dans un désert culturel…
Le titre American psycho étant déjà pris, l’auteur a dû trouver un subterfuge. Mais peut-être le titre original est-il différent ?
Le titre original est Antisocial (j’écris toujours le titre original en fin de billet en cas de traduction).
J’avais bien aimé Un employé modèle.:-) Ce qui m’a fait plus sourire ici, c’est le clin d’oeil à American Psycho, quoique je viens de voir que le titre original, c’est Antisocial. J’aime bien le concept de l’histoire avec cette idée d’un portrait social de l’Amérique à travers le regard d’un Indien, et puis s’il y a de l’humour, ça passe encore mieux. Après j’ai vu des avis plus mitigés côté anglophone. A voir donc.
Très bon polar, j’ai apprécié pour les mêmes raisons. Le tueur est franchement décalé et le constat de la vie des immigrés aux États-Unis assez terrible.
Ton dernier « oups » me fait sourire, mais je resterai sur le choc d »Américan psycho », vouloir faire un pastiche même noir, de ce dernier titre relève de la gageure !
Tu m’as convaincue !
Ce livre me fait de l’oeil !