Elle l’appelle et il saute dans le premier avion pour Madrid. Il l’attend et l’attend encore à l’hôtel Las Lettras, chambre 711. Elle c’est Juana, lui c’est le Consul et narrateur de Retourner dans l’obscure vallée. Tous deux se sont déjà rencontrés dans Prières nocturnes. Il a quitté la Colombie, pays violent, pour la vieille Europe qui désormais s’embrase en proie à la haine. Tissant diverses vies et autant de fils narratifs, Santiago Gamboa écrit la violence sociale, politique, religieuse, familiale, intime…
Il est difficile de dire quelle voix parmi toutes celles qui résonnent ici est la plus vibrante. Le lecteur reste longtemps sans savoir ce qui les réunira mais jamais son attention ne faiblit car toutes sont là. Manuela confie à son psychanalyste son enfance ruinée par un beau-père pervers et violent, et une mère qui a laissé faire. Elle a fui Cali, a rencontré sur sa route quelques âmes compatissantes et trouvé à se reconstruire dans la poésie. Le récit de son adolescence en internat catholique est juste hallucinant.
Carlitos l’Argentin n’est rien moins que le fils du Pape, dit-il, violé à Berlin par des néo-nazis. Cette violence-là va faire de lui un tueur car comme Manuela, il a juré de se venger. La mort est devenue son art : il y excelle.
Manuela, Carlitos, Juana et le Consul vont tous se retrouver et tous retourner en Colombie, qui cultive désormais « l’éthique du pardon ». La paix s’affiche partout, elle dégouline des discours officiels, elle racole, elle parade. Ce discours édifiant s’oppose frontalement au « journal d’un curé de province » qui raconte la lutte entre guerilla et paramilitaires.
En regardant la télévision et en lisant un peu la presse, je compris que le nouveau héros, dans la Colombie pacifiée, ou du post conflit, était celui qui tendait les bras et trouvait quelqu’un avec qui se réconcilier. L’éthique du pardon avait supplanté le vieux darwinisme local pour devenir une sorte de politique. Et plus encore qu’être pardonné, tout le monde voulait pardonner. Passer à l’action consistait en cela. Le nouveau statut auquel tous aspiraient était celui de victime, réelle ou symbolique, et jamais le fait d’avoir subi des horreurs n’avait eu autant de prestige.
A ces récits de vie et de violence s’ajoute une biographie de Rimbaud écrite par le Consul. Celui qui toujours est parti, laissant derrière lui amant, admirateurs et poésie, celui qui comme Gamboa et comme le Consul a arpenté le monde. Qui s’est sauvé dans la poésie avant de l’abandonner.
On sent toute l’affinité et l’admiration de Gamboa pour Rimbaud, on le suit dans son enthousiasme même si ce fil narratif-là s’insère moins naturellement dans le drame polyphonique qu’il construit par ailleurs. La vengeance orchestrée par les protagonistes est méticuleuse et fascinante car elle témoigne de l’implacabilité de la haine qui malgré tous les discours reste chevillée au corps de ceux qui ont souffert.
La vengeance est le grand orgasme de la haine.
Alors que l’Europe s’ensanglante, ploie et s’écroule sous le poids d’une haine qu’elle ne comprend pas, la Colombie se refait une beauté mais reste dévastée de l’intérieur par l’argent, le pouvoir et la drogue. Qui est dupe ? De la poésie ou de la violence, qu’est-ce qui rendra la paix à Manuela ? De multiples questions jaillissent, dont les réponses sont loin d’être faciles.
La lecture de Retourner dans l’obscure vallée peut elle aussi paraître d’abord complexe tant les récits sont éclatés mais les diverses voix sont si fortes qu’on tourne les pages, attendant les liens comme le Consul attend Juana. La violence se déchaîne autour, elle est le quotidien de notre monde et nous entraîne, nous précipite comme le Consul loin de nos aspirations (mais pourquoi suit-il Manuela dans sa vengeance ?) : elle nous violente. Au final, la maîtrise narrative de Gamboa l’emporte et convainc.
Santiago Gamboa sur Tête de lecture
.
Retourner dans l’obscure vallée
Santiago Gamboa traduit de l’espagnol par François Gaudry
Métailié, 2017
ISBN : 979-10-226-0690-5 – 446 pages – 21 €
Volver al oscuro valle, première parution : 2016
Ah j’aime vraiment cet auteur (comment ça, Prières nocturnes m’avait échappé? ^_^)
Tu as raison, il faut se laisser mener.
Il m’intrigue, ce roman. Et ton billet ne fait qu’attiser ma curiosité…
Aaah c’est un de mes auteurs chouchou ! Sûr que je le lirai celui-là !
Un roman basé sur la maîtrise narrative de l’auteur, alors.
Je crains un peu que ce soit trop violent… sinon, peut-être vaut-il mieux avoir lu « Prières nocturnes » avant ?
Je pense que oui : j’aurais aimé savoir ce que ces deux protagonistes avaient vécu ensemble.
Je ne lis pas ta chronique, je suis en train de suer sur la mienne !
La mienne n’a pas été aisée non plus 😉