Bébé, Charles a eu un accident d’avion. Ses parents sont morts et pour le monde, il a lui aussi définitivement disparu quelque part en Afrique. Mais Charles a été trouvé et a grandi jusqu’au jour où grâce aux réseaux sociaux, sa photo apparaît sur le net. Il est rapatrié en Europe, chez son oncle paternel. Il a dix-sept ans et la rage au cœur.
D’emblée, on se fiche de savoir si de telles retrouvailles sont possibles. L’important n’est pas la crédibilité du prétexte, mais bien la violence que va subir Charles et le regard qu’il porte sur notre société.
J’avais cru comprendre que les romans de Thomas Gunzig étaient drôles. J’ai dû me tromper de titre car La vie sauvage est d’une terrible noirceur. L’humour confine au cynisme : l’auteur excelle dans le portrait cinglant et s’offre un décapage en règle des apparences et de l’insignifiance de nos habitudes de vie.
Charles est littéralement projeté d’un monde dans un autre. Dès son arrivée, il questionne la notion de civilisation, chère à tous les colonisateurs.
… si le lieu d’où je venais était bel et bien le théâtre sans rideau d’inqualifiables atrocités, le lieu où je me trouvais en ce moment était bel et bien un enfer qui avait pris la peine de se construire un décor.
Tout le monde chez son oncle se dit à l’écoute de ses problèmes mais chacun pense pour lui. De l’oncle au directeur du lycée en passant par les profs et autres psychologues, tous prétendent savoir ce qu’il a vécu en Afrique, la violence, les enfants-soldats : on pense pour lui. Mais le lecteur qui est dans la tête de Charles comprend très vite qu’il pense très bien par lui-même. Charles est redoutablement intelligent, d’une intelligence froide et calculatrice. Il a tout du psychopathe manipulateur, rien de sincère en lui, tout est prévu.
– Alors Charles, comment ça va depuis la dernière fois ? […]
– Ça va, j’avais dit.
Je n’avais pas dit ça n’importe comment, j’avais dit ça en prenant soin de mettre dans ce « ça va » une respiration de désespoir, un courant glacé chargé d’une lourde amertume, j’avais mis dans ce « ça va » l’impression diffuse mais bien réelle que quelque chose était sur le point de se briser et une autre impression, profondément triste celle-là d’un cœur rempli d’une violente désillusion. Bref, j’avais mis dans ce « ça va » toute l’atmosphère tragique d’un monde approchant de sa fin.
Celui que son nouvel entourage prend d’abord pour un pauvre gosse probablement inculte arraché pour son bien à la sauvagerie a un but. Le lecteur ne le découvre que progressivement mais comprend vite que s’il a connu la violence, il a aussi découvert l’amour et une certaine culture. Celui qui l’a éduqué lui a fait entrer la littérature dans le corps à coups de trique. Charles connaît très bien la poésie classique française.
Charles est un personnage terriblement ambigu et donc un excellent personnage. Le lecteur aime d’abord cet enfant sauvage arraché sans ménagement à tous ses repères. Sa solitude sociale et affective est terrible et sa culture, largement au-dessus de celle des adolescents de sa classe, séduit. Mais au fur et à mesure qu’il se dévoile, son machiavélisme stoppe toute velléité d’attachement.
On ne s’attache pas non plus aux autres personnages, et pour cause. Tous sont vides, dénués de personnalité propre, répondant à des codes d’âges ou de classes. Ils sont transparents et donc à portée de mensonges.
Ma tante fondait littéralement sous ce torrent de paroles remplies de clichés et de mensonges. Lui faire croire qu’elle était quelqu’un d’unique était la chose la plus simple qui soit : c’était exactement l’histoire que tous les professionnels du marketing lui racontaient depuis la plus haute antiquité de sa vie. Toutes les minuscules forces de son esprit étaient programmées pour y croire et même si, tout au fond d’elle, subsistait peut-être la microscopique intuition d’être profondément inutile, cette intuition était si insupportable qu’elle était prête à croire à n’importe quel discours lui disant le contraire. Je me sentais vaguement coupable, évidemment, mais je me disais que mes mensonges valaient bien tous ceux auxquels elle s’agrippait depuis toujours : quand elle était une petite fille et qu’on lui avait affirmé que le bonheur c’était une maison, un chien, des enfants et un mari qui bat la mesure et quand elle s’était mariée avec un homme dont l’ambition et l’autorité cristallisaient à ses yeux la plupart des caractéristiques du mâle dominant tel que le définit le libéralisme économique. Puis quand elle avait accouché de Frédéric et d’Aurore et qu’on lui avait dit : « Ils sont si beaux, tu verras, les enfants c’est le bonheur ».
Thomas Gunzig dresse un portrait féroce de toutes les femmes qui croisent la route de Charles. Pas une qui soit lucide. Quant aux adolescents, il les passe au karcher, c’est bien plus drôle mais mon regard de lectrice est sans doute faussé…
Ce qui leur manque à tous, c’est l’intensité. Ils sont au monde comme s’ils étaient morts. Pas de vie ni de sentiments derrière les vitrines, les écrans et tout le paraître social qui a remplacé l’être. Cet assèchement du désir et de la vie se traduit particulièrement dans le langage. Les personnages qui entourent Charles ont trois mots de vocabulaire et peinent à s’exprimer. Ils adoptent le code langagier d’un groupe auquel ils s’identifient, abandonnant nuances, subtilités et originalité. Charles à l’inverse parle une langue étincelante, inventive, toutes en images. Sa langue traduit sa vitalité, son énergie d’être au monde. Les mots sont son premier outil pour appréhender le monde, le comprendre et le façonner. Il maîtrise les mots et le discours mais ne se fait pas poète : il préfère dominer.
Armé de mots et de la puissance du net, dark compris, Charles est tout-puissant. Inquiétant. Thomas Gunzig qui finalement doit être un romantique fait de Charles un amoureux : c’est par amour pour Septembre qu’il ment, trompe et manipule, on lui en veut moins. La même chose aux mains d’un néo nazi et la comédie cynique tourne au tragique.
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La vie sauvage
Thomas Gunzig
Au Diable Vauvert, 2017
ISBN : 978-2-84626-961-2 – 324 pages – 18 €
Je suis ravie de voir (enfin) ce roman sur les blogs (euh, le tien, pour l’instant). Thomas Gunzig écrit d’ordinaire des romans plus drôles et légèrement décalés, j’aime beaucoup.
Là, je suis désolée, je suis trop cartésienne, et j’ai été obnubilée par l’invraisemblance de certains détails (mais je pouvais passer sur celles des retrouvailles,OK)(et du voyage en avion)(et…)
J’ai été enchantée par le premier tiers, ensuite trop c’est trop. Thomas Gunzig sait parfaitement que son personnage est détestable (les autres sont pâlichons, stéréotypés). Le problème c’est que les histoires d’amour guimauve avec Septembre, ça ne m’a pas accrochée du tout (ne dis pas que mon coeur est dur, justement non, en fait j’espère que les jeunes ont d’autres visées dans la vie que la manipulation, prendre le fric et se tirer dans un coin) ^_^
Pour moi, c’était irréaliste dès le départ donc c’était une fable : ainsi débarrassée de la vraisemblance, j’ai apprécié toutes les situations plus ou moins incroyables dans lequel le personnages se trouve.
Je me fiche un peu de l’histoire d’amour avec Septembre. Je crois qu’elle est là uniquement pour que Charles s’exprime dessus. Il suffit de comparer la façon dont Aurore raconte son premier rapport sexuel et le récit de Charles de ses amours avec Septembre : clairement, Aurore n’a pas les moyens de s’exprimer et c’est peut-être à cause ou par conséquent (de l’oeuf ou la poule, quel est le premier ?) qu’elle ne peut vivre que des situations très glauques.
En tout cas, je suis ravie d’avoir enfin découvert cet auteur.
Manuel de survie à l’usage des incapables est très bien!
(exact, pauvre Aurore, oui, de bons passages, l’ensemble donne quand même le malaise, au moins ça fait discuter)
Ca a l’air assez dur comme roman.
C’est même cauchemardesque, mais pas dénué d’humour très sombre.
Le livre est sans doute très bien, mais je dois avouer que rien que le speech de départ ne me donne pas envie : « perdu et retrouvé grâce à Internet ». Je ne sais pas pourquoi, mais ça m’agace !
Ça n’est qu’un prétexte : il avait disparu et il a été retrouvé, c’est ce qui compte pour la fable, peu importe comment en fait.
très intriguant ce personnage complexe! On ne sait pas si tu as aimé ou non finalement 😉 Je ne connais pas cet auteur et ma bibliothèque municipale pas non plus apparemment 😦
Ah si, j’ai aimé, beaucoup même : généralement, j’adhère pas mal aux écrivains méchamment drôles comme ça et la plume de Gunzig est vraiment séduisante.
je déteste trop les manipulateurs pour me lancer dans la lecture de ce roman. Lecture qui de plus doit être éprouvante.
Pauvre chérie…
J’avais lu de cet auteur « Mort d’un parfait bilingue », très noir déjà je trouve mais très intéressant. Sinon j’aime beaucoup ses chroniques, drôles et cyniques !
Je vais sans aucun doute lire d’autres titres de Gunzig. Par contre, je ne connais pas ses chroniques…
Gunzig n’est pas « drôle », mais en effet il a un humour noir très grinçant !
Ça me va tout à fait !
On m’avait dit que son manuel à l’usage des incapables éteit drôel, j’en ai encore des frissons nauséeux tellement c’était noir et glauque… brillant dans le maniement du langage aussi, ça n’en était que pire… mais depuis j’ai plus trop envie de le lire et ce que tu en dis me confirme brrrrrrr
Je crois que c’est pile poil ce qui me plaît 😉