Jacqueline Woodson, d’habitude écrivain pour la jeunesse, raconte Brooklyn, celui d’August. Débarquée là à huit ans après une enfance dans le Tennessee, elle regarde le monde par la fenêtre de sa chambre, son petit frère à ses côtés. Et dans la tête, le fantôme de sa mère. Bientôt, elle reviendra, c’est certain.
Mais la mère ne revient pas et August, la narratrice, grandit. Avec Gigi, Angela et Sylvia, elle forme une bande d’inséparables copines. Elles jouent comme des enfants qu’elles sont mais les regards des autres les font mûrir trop vite. Les garçons, les adolescents du quartier, les hommes : autant d’envies qui leur disent qu’elles sont filles, femmes, proies.
Le père d’August veille sur elle, mais il y a le chagrin en lui qui ne lui permet que de tenir la misère sur le pas de la porte. La nation de l’Islam est là aussi qui veille, s’emparerait bien d’elle, la couvrirait de haut en bas. Mais August est plus libre que ça.
Le lecteur l’entend vivre, la voit marcher dans les rues du quartier de Bushwick, il connaît ses rêves, comprend ses espoirs. Avant tout celui que maman revienne enfin. August fait le récit rétrospectif de son enfance et de son adolescence, à l’occasion des funérailles de son père. Les souvenirs surgissent, la narration bouscule la chronologie et le passé se recompose par fragments. L’enfant se construit autour d’une mère absente, autour d’un vide inadmissible et douloureux. Dès lors, l’amitié des quatre filles est une question de survie, une raison d’être.
Jacqueline Woodson ne les décrit que par bribes : des nattes, un sourire étincelant, le grain d’une peau. Mais on les voit, comme on entend fredonner sœur Loretta. On comprend les drames à peine suggérés, car la délicatesse du style n’insiste jamais. Jacqueline Woodson esquisse et évoque avec cette économie de moyens le quartier et les êtres qui le peuplent. Tout est dans les détails.
Avant d’être mes amies, Sylvia, Gigi et Angela arrivaient le matin à notre école publique, sans avoir conscience de mon existence. Elles s’interpellaient dans la cour. Elles se donnaient le bras. Elles riaient. Elles se serraient les unes contre les autres pour chuchoter dès que le professeur avait le dos tourné. Avant de connaître leurs noms, je connaissais les petits os de leurs nuques, la tendre courbe de la naissance de leurs cheveux. Leurs blouses à col Claudine ou pulls à col roulé. La mine renfrognée d’Angela faisant la queue au réfectoire. Le bras cuivré de Sylvia passé autour de la taille d’Angela dans la cour de l’école. La voix de Gigi, son accent mâtiné d’espagnol, d’allemand ou d’anglais britannique, lors de la prestation du serment d’allégeance dans l’auditorium.
Un autre Brooklyn, c’est être une jeune fille noire dans le New York des années quatre-vingt. Avoir des envies de liberté, forcément ailleurs, être presque femme, espérer toujours quelque chose. Et tenter d’échapper. Par les études, le théâtre, la danse, les garçons… toutes n’y parviendront pas. Le récit est douloureux, et la voix d’August encerclée par la mort donne à ses souvenirs une douleur tragique entretenue par l’espoir de revoir la mère.
L’écriture évocatrice de Jacqueline Woodson pourra frustrer le lecteur qui apprécie d’être plongé dans un monde fourmillant de détails. Elle propose des émotions et c’est à nous de construire les images, le décor et les bruits. Nous avons tous en tête un Brooklyn de films et de photos : Un autre Brooklyn lui donne une couleur particulière, celle de l’amitié et de l’enfance.
.
Un autre Brooklyn
Jacqueline Woodson traduite de l’anglais par Sylvie Schneiter
Stock (La Cosmopolite), 2018
ISBN : 978-2-234-08327-1 – 165 pages – 18 €
Another Brooklyn, parution aux États-Unis : 2016
» Elle propose des émotions et c’est à nous de construire les images, le décor et les bruits » : voilà exactement l’argument qu’il me fallait pour finalement succomber après avoir lu tant de belles choses sur ce roman.
Je n’avais rien lu dessus et ai été séduite. J’aime aussi quand un roman laisse de la place au lecteur…
Depuis que je vois ce roman sur les blogs, il me tente ; j’espère que ma bibliothèque va l’avoir, en tout cas je peux déjà faire la suggestion.
Comme je me suis tenue pas mal éloignée des blogs ces derniers temps, je ne l’y avais pas croisé et c’est une agréable découverte.
J’avais lu ailleurs un commentaire très sévère à l’égard de ce livre. Le tien est le deuxième que je découvre.
A vrai dire, ce n’est pas un univers qui m’attire spécialement, mais je serais curieuse de lire d’autres critiques pour me faire une idée peut-être plus précise de ce roman…
Sévère, ah bon ? J’ai trouvé émouvante la voix de cette femme qui revient sur son passé et surtout la façon dont l’auteur évoque tout ça par touches, sans jamais s’appesantir.
J’aime les auteur qui savent suggérer ☺️ ça pourrait me plaire
Je crois aussi 😉
Ton billet est magnifique. J’aurais aimé que ce livre m’atteigne de la même façon, mais il m’a laissée un peu à distance, malgré sa qualité d’écriture.
totalement en phase avec le commentaire de Brize 🙂
Nous n’avons pas tous la même sensibilité, et heureusement. Perso, j’aimerais bien que l’auteur soit à America.
J’en suis à la moitié. Et j’aime beaucoup cette écriture par petites touches.
Je lirai ton billet avec plaisir.
Encore une fois, tu me tentes avec ce roman.
N’hésite pas, il est bien possible qu’il te touche aussi.
Une jeune fille qui s’appelle August, cela m’interpelle, Blague à part, il a l’air bien tentant ce roman.
Le Papou
Ah ça, les Américains portent parfois des prénoms étranges…
Je vais le lire celui-là. Il me tente énormément et j’adore les enfances racontées…
Je ne sais si ce titre-là deviendra un classique mais il m’a touchée.
J’aimerais bien m’imaginer ce Brooklyn avec ces jeunes filles… C’est tentant !
Il me semble que tu as lu un roman (au moins) se déroulant à Brooklyn : c’est intéressant de voir ces différents points de vue.
Oui, effectivement, Brooklyn de Colm Toibin, Gravesend de William Boyle et L’autre côté des docks d’ivy Pochoda… 😉
Cela me semble bon, c’est ce que j’aime lire…
Bonne lecture alors, le plaisir sera certainement au rendez-vous.
Bon retour sur la blogosphère avec un roman qui semble émouvant .
J’aimerais bien le trouver à la bib.
Ça sera certainement bientôt possible…
Je l’ai noté, tant pour le sujet que pour le décor, je pense qu’un petit retour virtuel à Brooklyn sera parfait pour me replonger dans l’ambiance New Yorkaise, même si à mon avis le Brooklyn des années 80 et celui d’aujourd’hui sont bien différents. Merci pour ce billet!
Une très belle note, je suis très tentée.
La couverture et le cadre m’attirent beaucoup. Ce qui me freine ? mon manque de temps pour lire tout ce que je voudrais 😉
Je pense aussi que cette lecture peut être frustrante mais cela ne l’a pas été pour moi. Ce fut une belle lecture.