Le discours de Fabrice Caro

Le discoursBon voilà, c’est simple, j’aime tout dans Le discours : le style de Fabrice Caro, son humour, les thèmes abordés et même le moment où je l’ai lu, pile le bon, jusque deux heures et demie du matin, entre deux astéroïdes. Le livre qu’il faut quand il faut, ça arrive parfois et c’est bon.

Adrien, quarante ans, vient manger chez ses parents. Il y a là sa soeur Sophie et son futur mari Ludo. Et voilà que ce dernier demande à Adrien de prononcer un discours lors de la cérémonie. Ah punaise, le truc empoisonné ! Surtout qu’Adrien, il s’en fiche complètement. Sans effusion il aime les siens mais reste focalisé sur sa rupture vieille de trente huit jours, une rupture sans équivalent dans l’histoire passée et à venir des relations amoureuses. Sonia lui a demandé de faire une pause. Vous imaginez l’horreur cataclysmique ? Voilà trente-huit jours qu’il tient bon, mais juste avant le repas familial, il a eu la mauvaise idée de lui envoyer un SMS : « Coucou Sonia, j’espère que tu vas bien, bisous !« . Ladite Sonia ne répond pas.

Pendant tout le repas, Adrien se repasse des épisodes de leur vie commune et cherche à comprendre ce qui n’allait pas chez lui. Et ces ratiocinations se mêlent à la demande du discours pour le mariage. Croyez-moi, c’est extrêmement drôle. Les membres de la famille ont des idées toutes faites sur à peu près tout, des préoccupations terre à terre (« le chauffage par le sol, c’est formidable », « tu te rends compte à quarante ans, il n’a pas encore fait construire… ») à mille lieues de celles métaphysiques d’Adrien. Car enfin pourquoi a-t-il terminé son SMS à Sonia par un point d’exclamation, hein, pourquoi ?? Où et quand a-t-il merdé ?

Un jour tu te réveilles, Sonia, et tu ne supportes plus ça, le bruit que fait l’autre en buvant son café, tu ne supportes plus son éternel t-shirt, toujours le même, celui qui t’émouvait tant, le matin tu ouvres la fenêtre de la chambre parce que l’odeur de l’autre t’indispose, tu dis « J’ouvre il fait un peu chaud », alors qu’on est en novembre et qu’il fait moins trois dehors, un jour un message de ton amie Laure à propos d’une vidéo de chat qui rate un canapé t’intéresse plus que l’homme que tu as en face de toi. La pause était déjà écrite dans tous ces petits signes que je n’ai pas su voir.

Le centre de la vie d’Adrien, c’est Adrien. Il n’y a que lui au monde, il mesure tout à son aune et s’étonne d’être seul. Il est l’égocentrique par excellence, il me fait penser à Rousseau, le modèle du type qui ne comprend rien à ce qui lui arrive parce qu’il est incapable de s’intéresser à autre chose qu’à lui-même. Du genre à faire un événement à chaque fois qu’il pète et qui ne comprend pas pourquoi la terre entière n’en fait pas autant.

On l’aime quand même parce qu’il perd pied, parce qu’il ne comprend rien et surtout parce que Fabrice Caro le dote d’un humour rédempteur. L’épisode de la fille à qui il offre des stylos pour le Bénin est hilarant. Et impossible à raconter car dans Le discours, Fabrice Caro tisse plusieurs fils qui s’emmêlent et invariablement conduisent au pauvre Adrien qui croit bien faire et ici se prend un râteau (« Écoute maintenant tu me lâches avec tes stylos, d’accord ?!« ).

Adrien et toutes ses petites lâchetés, Adrien et son égoïste foncier, Adrien qui voudrait être aimé. Adrien, toujours Adrien, éternel loser et incompris.

L’année de mes trente ans, j’ai sombré dans une profonde dépression. Un chagrin d’amour, un de plus. J’étais revenu passer quelques jours chez mes parents, j’avais besoin de repli foetal, de retour aux sources, quand bien même je n’avais plus rien de commun avec la source. Je me souviens qu’un soir, pendant que ma mère préparait le repas, debout dans la cuisine, j’avais essayé de lui parler de mon mal, la dépression, sans l’affoler, mais sans l’épargner non plus, j’avais besoin de partager ça avec elle, lui dire à quel point j’étais rongé, à quel point j’en souffrais, ce à quoi elle avait répondu : Tu dois boire du jus d’orange.

A quarante ans, Adrien fait un bilan de sa vie et on entend derrière l’humour sa difficulté d’être. Il a toujours eu le sentiment d’être celui dont on ne veut pas (épisode à nouveau hilarant sur la constitution des équipes de sport à l’école : dernier choisi et encore, contre de l’argent) sans comprendre pourquoi. Pourquoi ses petites amies le quittent-elles ? Pourquoi sa soeur s’obstine-t-elle à lui offrir des encyclopédies alors qu’il déteste ça ? Pourquoi ne l’écoute-t-on pas ? Pourquoi Sonia ne l’aime-t-elle plus ? Pourquoi, pourquoi ?

Mais si on t’aime Adrien, enfin moi je t’aime, mais c’est surtout parce que tu es un être de fiction. Tu imagines au quotidien, dans la vraie vie ? Un type qui estimerait être le seul à vraiment souffrir, à vraiment trimer ? Ta fragilité est attendrissante Adrien, et plus que tout, ton autodérision sublime ta lamentation. Ta logorrhée fébrile à la syntaxe parfois exubérante, c’est ta rédemption.

L’humour de Fabrice Caro sauve Adrien, cet humour acéré qui rend compte des relations amoureuses : l’usure du couple, antidote contre la passion amoureuse et thème omniprésent dans les bandes dessinées de Fabrice Caro, se passe ici très bien de dessins. La forme romanesque permet même à l’auteur de laisser bien plus librement s’exprimer son personnage via des monologues intérieurs aussi exubérants que salvateurs. Les relations familiales et son cortège d’obligations sont de même envisagés avec un réalisme qui touche au documentaire : les repas de famille où personne n’a rien à se dire mais où on n’ose blesser personne pour ne pas froisser… Le vide et le factice de ces relations prennent voix dans les possibles discours qu’Adrien imagine durant l’interminable déjeuner et dans ses réflexions intérieures.

Fabrice Caro a définitivement un don pour nous faire rire de nos désastres et cette distance est un vrai bonheur, un art de vivre.

Fabrice Caro (Fabcaro) sur Tête de lecture

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Le discours

Fabrice Caro
Gallimard (Sygne), 2018
ISBN : 9782072818493 – 208 pages – 16 €

21 commentaires sur “Le discours de Fabrice Caro

    1. Il semblerait en effet que je sois fan. A tel point qu’en le refermant j’avais déjà envie de le rouvrir et de le donner à lire à plein de gens !

  1. Je n’étais pas très tentée au départ (j’ai abandonné zaï zaï zaï ..), mais à force de voir des billets positifs, je pense que je vais tenter le coup à la bibli.

    1. Perméable à l’humour Fabcaro ? J’ai encore lu hier une de ces BD (série Amour, Passion & CX diesel), sans doute en dessous de celles plus connues mais ça doit être maladif, je rigole quand même et après je raconte les strips aux gens…

  2. Figure-toi qu’il est dans ma PAL depuis sa parution mais je ne l’ai toujours pas lu, peut-être parce que pour moi, Fabcaro/Fabrice Caro, c’est les BD (et je l’adore dans ce format) et j’ai peur d’être moins enthousiaste pour ses romans. J’avais noté aussi Figurec, un roman qu’il a écrit il y a quelques années.

    1. C’est en cherchant à me renseigner sur ce roman que j’ai découvert qu’il en avait déjà écrit un autre, à lire sans aucun doute.

  3. J’avais abandonné ce roman et j’avais abandonné Figurec alors que j’avais beaucoup aiméZai Zai Zai zai. Du coup, je vais plutôt me pencher sur ses BD que ses romans…

    1. Ah oui ?! C’est pourtant le même genre d’humour… mais bon, en matière de BD, il y a de quoi faire vu qu’il en publie plusieurs par an…

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