Lorsque Jean-Baptiste Pussin entre à Bicêtre pour y rester, c’est sous l’appellation d’incurable. C’est un homme encore jeune qualifié de « bon pauvre ». Il va devoir pourtant partager le quotidien d’autres indigents, de malades, mais aussi « des déserteurs, des rebelles, des insolents, placés là à la demande d’un officier, d’un patron, d’une famille qui ont obtenu d’un ministre ou du roi une lettre de cachet ; l’administration les appelle des criminels ». Il y a du monde à Bicêtre qui est hospice et prison avant la Révolution. On s’y entasse dans les pires conditions. Pussin ne va pas se laisser aller, il va réagir et agir : il sera pour beaucoup une lueur d’espoir et même la lumière salvatrice dans la nuit de Bicêtre.
Incurable, Pussin ne peut plus sortir de l’établissement. Il n’est ni souffrant ni fou mais aurait pu le devenir dans ce lieu sordide abandonné de Dieu et des hommes. Les insensés comme on disait alors peuvent être enchaînés, garrottés, certains pour toujours c’est-à-dire des dizaines et des dizaines d’années. En 1770, Malesherbes visita Bicêtre et écrivit : « Ces cachots sont tels qu’il semble qu’on se soit étudié à ne laisser aux prisonniers qu’on y enferme qu’un genre de vie qui leur fasse regretter la mort ».
Jean-Baptiste Pussin semble doté de ce qui fait défaut au « personnel soignant » : l’empathie et la compassion. En plus de faire de la gymnastique pour ne pas sombrer physiquement, il demande à suivre les cours des enfants afin de se perfectionner en lecture et écriture. Il côtoie donc des gamins parfois très jeunes (on peut alors être condamné à perpétuité à l’âge de huit ans !) qui vivent dans des conditions épouvantables et sont très sévèrement traités. Bientôt Pussin aide l’enseignant, puis fait la classe.
Ce n’est que le début de son ascension à Bicêtre. Il va devenir portier, chargé des registres d’entrée, puis surveillant, et enfin « gouverneur des insensés ». Ce n’est pas un kapo ou un garde-chiourme : il ne s’élève pas parce qu’il est plus mesquin, plus méchant ou avide de pouvoir.
Ce travail de recensement t’est indispensable pour émerger de ce monde où l’horreur, l’injustice, la famine et la peur règnent en maître. Indispensable, ce travail l’est aussi pour endiguer la compassion violente qui te saisit le coeur, pour la transformer, pour tenter de la convertir en améliorations, fusent-elles minimes, avant d’aller plus loin. Indispensable ce travail l’est enfin pour arrêter le poing de ta colère devant le traitement ignominieux des insensés, traitement considéré par les autorités, qu’elles soient royales, policières et administratives, comme allant de soi. L’ignominie pour les fous est dans l’ordre de la nature. Le fou n’est pas un malade. C’est un animal.
C’est parce que ses méthodes étonnent et sont efficaces qu’il est remarqué et fait parler. Il ne frappe ni ne crie : il écoute, s’approche, regarde. Il prend ces prétendus fous pour des être humains souffrants et leur redonne ainsi une dignité. Il est celui qui a ôté leurs chaînes aux fous.
Ceux qui connaissent un peu l’histoire de la psychiatrie s’écriront qu’il existe un autre candidat au poste de libérateur des insensés, qu’il a même été immortalisé dans un tableau.

Oui, mais Philippe Pinel lui-même a écrit à plusieurs reprises que c’était Pussin qui le premier avait désenchaîné les malades mentaux. Mais voilà, Philippe Pinel est grand au regard de l’Histoire, Pussin n’était qu’un interné dans la nuit de Bicêtre. Même si Pinel, nommé responsable de la Salpêtrière, a tenu à ce que Pussin vienne travailler avec lui…
Marie Didier, elle-même médecin gynécologue, se fait ici historienne et trace le portrait d’un oublié de l’Histoire et de la médecine. En cette fin de XVIIIe siècle, psychiatrie et neurologie n’existaient pas. On a pu lire des romans autour de figures marquantes de ces sciences en devenir mais plutôt au XIXe siècle (je vous conseille très vivement L’Empreinte de l’homme de Sebastian Faulks, beaucoup moins Le Bal des folles de Victoria Mas dont on peut lire une critique très documentée historiquement sur le site Histoire de la psychiatrie en France). Ici nous sommes vraiment à l’origine, aux prémices de méthodes moins violentes (la camisole de force est un progrès…).
Marie Didier adopte un style particulier qui lui permet de prendre sa place dans le récit. Elle s’adresse à Pussin à la deuxième personne du singulier, engageant avec lui une conversation à un seul locuteur. Elle n’aura bien sûr pas les réponses aux nombreuses questions qu’elle se pose encore malgré ses lectures et recherches en archives. Elle tente de cerner un homme, tout en faisant part de ses hésitations, de ses interprétations parfois. Jean-Baptiste Pussin sort de l’ombre, à la manière d’un fantôme mais son spectre suffit à comprendre sa profonde humanité. Il ne veut que soulager ses semblables, alléger leurs souffrances, améliorer leur quotidien.
Marie Didier nous le présente appliqué et besogneux. Il tient par exemple un registre qui n’est pas qu’un outil administratif.
Il est à remarquer que les fous les plus agités sont ceux où il y a le plus d’espérance de guérison ; l’on peut les réduire en deux classes : la première, qui est la plus grande, est assurée de recouvrir [sic] son bon sens ; la seconde le recouvre également, mais pour retomber par intervalles, et c’est à ces derniers qu’un renouvellement de traitement serait de la plus grande nécessité. Ceux dont le principe de la folie est l’orgueil ou la religion sont seuls regardés incurables, et il est à propos de s’en méfier parce qu’ils sont le plus souvent dangereux.
Pour Marie Didier, ces observations (qu’accompagne un tableau chiffré) sont « la toute première tentative de classification des insensés en France […], elles sont l’un des premiers documents de notre psychiatrie ». Nous les devons donc à un ancien ouvrier tanneur sans aucune formation médicale mais doué d’empathie et d’observation.
En plus de son enrichissant aspect historique, Dans la nuit de Bicêtre est un roman qui nous rappelle qu’il existe des hommes qui ne sont gouvernés ni par l’ambition, ni par le profit, ni par la gloire.
Sur le rôle de Jean-Baptiste Pussin, lire l’article de Michel Caire « Pussin avant Pinel ».
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Dans la nuit de Bicêtre
Marie Didier
Gallimard (Folio n°4563), 2007
ISBN : 978-2-07-034516-8 – 199 pages – 6,95€
Voilà qui a l’air fort intéressant. Je n’ai jamais entendu parler de cet homme, qui devait avoir une sacré force intérieure pour résister dans un milieu pareil. Quand tu penses qu’aujourd’hui encore le secteur psychiatrique est un des plus pauvres dans le monde médical et qu’il est plutôt en régression ..
Moi non plus ne ne le connaissais pas et j’ai trouvé ce livre très réussi car il a un vrai intérêt historique et documentaire mais il a aussi des partis pris littéraires très forts.
Je suis allée lire aussi l’article sur le bal des folles sur le site en lien, très bien!
Oui, très intéressant, j’aurais bien aimé l’avoir sous la main au moment de ma lecture. Mais rien que les lieux changent vite. Je connaissais la Salpêtrière dans les années 80 et je suis passée devant en métro il y a quelques semaines (au niveau de Chevaleret) : tout a vraiment beaucoup changé, même si le tracé lui-même de cette ville dans la ville doit être resté le même.
Quel destin !
Très romanesque !
Un thème qui m’intéresse beaucoup, je vais aller lire ça rapidement, forcément ! Ça semble passionnant !