Vous ne connaissez rien de moi de Julie Héraclès

Vous ne connaissez rien de moi

On a tous vu des photos de femmes tondues au moment de l’Épuration, cette triste période où, dans l’allégresse générale, le bon peuple français tout juste sorti de son trou s’est affranchi de la Justice en se vengeant. Celles de Robert Capa sont les plus célèbres.

Parmi toutes celles qu’il a prises, il en est une qui marque les esprits : une femme tondue portant un bébé dans les bras, marche au milieu d’une foule visiblement hostile. Qui est-elle ?

Son identité est connue, son histoire aussi. Elle s’appelle Simone Touseau et son enfant est celui d’un soldat allemand. Elle est bien sûr accusée de collaboration horizontale : le vent a tourné, fini de rigoler, les putes à boches vont payer… Pour en savoir plus sur cette femme, sur Robert Capa et les femmes tondues en général, je vous conseille de regarder ce documentaire de Patrick Cabouat.

Ce que fait Julie Héraclès dans Vous ne connaissez rien de moi, son premier roman, c’est donner la parole à cette femme. Elle l’appelle Simone Grivise, pour se permettre la fiction. Elle la suit pas à pas dans son parcours, quelques années seulement puisqu’elle n’a que vingt-trois ans à la Libération.

La part de fiction, ce sont les pensées de la jeune femme. Comme le titre le laisse supposer, toute cette biographie romancée est écrite à la première personne. En lisant les deux premières phrases, j’ai douté de la pertinence de ce choix. A la troisième, j’étais saisie et persuadée que Simone me parlait. Julie Héraclès trouve un ton et ne le lâche plus. Et ce ton colle parfaitement au tempérament qu’elle donne à sa Simone. Quelques extraits valent mieux que mille discours. Voilà le portrait qu’elle fait de son cher papa :

Pourtant, ce type-là, c’était pas son destin de devenir un paillasson. Il avait des atouts, comme on dit. Madeleine m’a raconté. Il devait reprendre l’épicerie de ses parents, à Paris, avenue des Gobelins. Attention, pas une épicerie de péquenauds, non, non, une boutique de luxe, comptoir en marbre, étagères laquées de blanc, cinq employés. Et ça vendait du thé, du chocolat, des cakes aux cerises confites, de la bouffe de nantis.

Elle décrit sa vie à Chartres avant la guerre, ville morne et triste :

En attendant, j’étouffe. J’ai seize ans, je suis en deuxième année de lycée et il ne se passe rien. Ma vie me semble d’un ennui mortel, toujours à voir les mêmes trognes : Madeleine qui s’embourbe, Madeleine qui trime comme une bonniche, le vieux qui rase les murs. Ras-le-bol, faut que ça pète.

Madeleine est sa sœur aînée, un modèle de dévouement. Ajoutez au portrait de famille une mère autoritaire et alcoolique et vous comprendrez que Simone veuille changer les choses. Elle décide d’étudier pour se sortir de ce milieu miteux, devenir enseignante. C’est une élève très brillante mais mal intégrée car issue d’un milieu très modeste alors que ses camarades font partie de la bonne société chartraine. Elle aime particulièrement l’allemand et prend des cours particuliers pour améliorer son niveau. Elle tombe amoureuse du fils de sa prof, Pierre, qui ça tombe bien cherchait un… disons un moyen de calmer ses ardeurs juvéniles. Elle l’imagine en prince charmant mais va devoir déchanter. Ce Pierre, elle le retrouve à la Libération sous forme de FFI.

L’installation des soldats allemands à Chartres, c’est ce qui va enfin changer la vie de Simone.

Car ils sont là. C’est comme s’ils avaient toujours été là. Ils rient, ils sont jeunes, ils sont beaux. Avec eux, c’est comme si la vie recommençait. Ce sont des conquérants, des vainqueurs, des invincibles. Chartres n’est plus la ville morte du temps de la guerre.

Simone tombe alors sous la coupe de la belle et sinistre Éva, et sous le charme d’un officier de la Wehrmacht, Otto. Julie Héraclès l’imagine en opposant à la politique génocidaire d’Hitler. Simone quant à elle se fiche des Juifs comme de tout ce qui ne la concerne pas de près. Car elle est profondément égoïste, souvent manipulatrice. Les humiliations de sa jeunesse et sa condition sociale ont fait d’elle une battante mais totalement amorale. Elle ne pense plus qu’à profiter de la vie présente et à venir. Et l’avenir, c’est la grande Allemagne, un monde nouveau !

Moi je veux briller, danser, rire. Je veux que les hommes me regardent. Je veux m’étourdir, ne penser à rien, vivre la magie de l’instant. Je veux me foutre de tout, oublier le froid, le gris, et les jérémiades.

Bien sûr, les choix de Simone sont contestables et elle n’a pas choisi le bon camp. La journée du 16 août, dont le récit alterne avec celui de sa vie sous l’Occupation, le souligne. Julie Héraclès ne la justifie pas. Grâce à cette excellente biographie romancée, elle nous permet de comprendre comment et pourquoi des femmes ont pu collaborer avec l’occupant allemand, et aimer ça. La voix de Simone est tellement naturelle que tout semble évident : avec son caractère et ses ambitions, elle n’avait d’autres moyens que de collaborer pour atteindre ses objectifs.

Simone Grivise travaille pour les Allemands, couche avec l’un d’entre eux, admire la politique du Troisième Reich et s’enrôle au final avec les dorioristes (la fine fleur de la collaboration). On ne peut pas dire que le portrait soit attirant car Julie Héraclès ne fait pas dans l’héroïne forte et généreuse qui se bat contre le méchant ennemi jusqu’à la mort s’il le faut. Son personnage de fiction qu’elle construit à partir de Simone Touseau est beaucoup plus intéressant. Il permet au lecteur d’appréhender la collaboration d’un point de vue interne, de se mettre dans la peau d’une de ces femmes. On se demande souvent (moi en tout cas) : « comment ont-elles pu faire ça ? ». Eh bien Vous ne connaissez rien de moi donne des éléments de réponse grâce à une fiction impressionnante de maîtrise narrative et documentaire.

 

Vous ne connaissez rien de moi

Julie Héraclès
Lattès, 2023
ISBN : 978-2-7096-7130-9 – 380 pages – 20,90 €

 

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21 Comments

  1. J’ai hésité pour ce titre, je lui finalement préfère La Propagandiste. Ton retour est intéressant, ce roman fait débat, justement pour l’aspect fictionnel. On va dire que c’est le privilège du romancier.

    1. Je pense lire aussi la propagandiste. Et j’aime bien les livres qui font polémique : ça veut dire qu’ils ont encore de l’importance et que la littérature est toujours vivante.

  2. Comme Maryline, j’ai opté pour « la propagandiste » que je suis en train de lire. Je suis plus gênée par la démarche de Julie Héraclès, surtout sur une photo aussi célèbre.

    1. Ecrire un roman à partir de faits réels est pourtant très courant : c’est le propre des romans historiques et c’est ce que fait Julie Héraclès. Comme elle s’intéresse à une personne en particulier, j’appelle ça une biographie romancée mais ça fait partie de la grande famille des romans historiques…

  3. J’hésite quand même malgré ton avis. Je me demande si je ne préfère pas rester dans l’image de la victime suggérée dans le poème d’Eluard, même si c’est une illusion.

    1. Je comprends qu’on ait pas envie d’entrer dans la tête de ces femmes. Mais en lisant ce roman, j’ai eu l’impression d’en apprendre un peu plus sur le genre humain, féminin en particulier, même en sachant que tout ça n’est que fiction.

    1. Je ne sais pas (comment savoir comment on pensait, dans sa tête, dans les années 40 ?) : ce sont les mots employés qui te gênent, les tournures de phrases ou les idées elles-mêmes ?

      1. Mes familles côté parents, grands parents, étaient modestes comme on dit, mais jamais ils n’utilisaient de termes grossiers, vulgaires, etc., je les ai appris ailleurs. ^_^ Il faut croire que l’héroïne a fait de même?

  4. Ce livre fait beaucoup parler de lui. J’aime les livres dans lesquels on est censé avoir accès aux pensées non avouées des personnages. Je vais voir si ma médiathèque en a fait l’acquisition

      1. Si les critiques négatives se contentent d’être des avis de lecture, ne prétendent pas détenir la vérité, ni n’attaquent l’autrice, ma foi, ce n’est pas très grave. Mieux vaut un roman dont on parle qu’un roman dont on ne parle pas.

  5. C’est bien de chercher à comprendre pourquoi ces femmes ont agi ainsi ! Mais il faut bien reconnaître que c’est facile de trouver horrible, plus de 70 ans après, l’humiliation qu’elles ont subie et de condamner ceux qui les ont tondues ! Mais en 1945, les souffrances étaient encore vivaces, les deuils récents, la découverte des camps de concentration sidérante, les privations, la faim … De quoi expliquer la haine qui a amené à de tels actes de vengeance !

    1. Je suis 100% d’accord avec toi. Et comme ce n’est pas facile de se mettre dans un contexte si différent et si douloureux, c’est bien de lire des romans historiques qui nous aident à mieux comprendre et à mieux nous figurer une époque.

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