La tour d’amour de Rachilde

Jean Maleux est satisfait : il vient d’être nommé second gardien au phare d’Ar-Men. Finis les voyages, les tempêtes, la mer : le voilà casé et bien casé dans « une propriété de l’État, un endroit respectable où qu’on serait tranquille », pense-t-il… Le Maleux en a assez de l’aventure et aspire au repos. Bien sûr Ar-Men n’est pas exactement un phare comme les autres et ce n’est pas pour rien qu’on l’appelle l’Enfer des enfers. Rien que le ravitaillement, c’est toute une histoire… Et le gardien qu’il remplace s’est suicidé… Mais peu importe : Jean Maleux ne veut plus caboter après sept ans à éternuer dans les soutes à charbon, jusqu’en Chine.

Jean Maleux arrive à Ar-Men et découvre le gardien chef, Mathurin Barnabas. C’est un vieux sans âge extrêmement taiseux. Il ne dit rien, ne va jamais à terre, ne partage pas sa gnôle. Jean Maleux comprend que sa vie va être plus difficile que prévu. D’autant plus que le vieux a des manies très étranges, bizarres même. Alors qu’il ne parle quasi pas le jour, la nuit, il chante des chansons incompréhensibles. Et puis, toujours la nuit, il porte une drôle de casquette avec des oreilles qui pendouillent semblables à des cheveux.

Et puis, il est sale, il pue, mange avec les doigts et défèque au pied de la porte, à l’intérieur du phare. Tout comme si le Maleux n’était pas là.

On ne lui voyait pas de linge, ni sale, ni propre, mais il était juste de croire qu’il ne connaissait point l’usage des chemises, car il me regardait laver les miennes en sifflotant. Il était plus que sale, plus que laid, il était comme de la honte faite homme.

Dans le huis clos du phare, entouré d’une mer souvent hostile et d’un vent permanent, le vieux devient inquiétant. Pas menaçant, mais malsain, ou fou peut-être… De temps en temps, quand sa quinzaine arrive et que le temps le permet, le Maleux passe trois jours à Brest, cherchant l’amour. Il se marierait bien, il n’est pas encore si vieux. Mais suite à une déception amoureuse, il décide de ne plus prendre son tour de sortie et reste donc enfermé avec le vieux. Et devient comme lui, se déshumanisant petit à petit, entre mer et folie. Parce que dans le phare, il y a un endroit mystérieux.

J’aurais dû m’arrêter, la curiosité, une curiosité malsaine, me donnait des nerfs. Je voulais m’instruire, parce que, ce jour-là, exceptionnellement, j’avais le droit de m’instruire. Je faisais mon service, et, si j’y mettais du zèle, ça ne pourrait par m’être reproché.
Le vieux ronflait dans la salle basse.
Il ne se douterait de rien.
D’ailleurs, mon amour-propre ne me permettait plus de reculer.

La tour d’amour est le roman méconnu d’une romancière méconnue mais c’est pourtant la seconde fois que je le lis. Que je l’écoute plutôt. Il est lu par Jacques Gamblin qui fait passer à merveille le parler argotique et très familier du Maleux qu’il serait plus chaotique de lire. Il donne un ton bourru et familier au récit halluciné du malheureux second gardien qui découvre petit à petit la folie du vieux.

Rachilde invente avec talent ses deux personnages masculins. L’un et l’autre sont complexes et pourtant, on les imagine aisément, le jeune, baroudeur mais un peu naïf, et le vieux renfrogné, mystérieux et inquiétant. Autour d’eux la mer, le vent, les tempêtes et bien sûr les naufrages, malgré tout le soin mis à allumer et éteindre le phare. Les naufrages et leurs lots de cadavres qui viennent s’échouer sur la roche d’Ar Men…

Travailler sur la biographie romancée de Rachilde m’a donné envie de la lire à nouveau et j’ai choisi de réécouter un texte déjà entendu parce que je le trouve sombre comme j’aime. Et parce qu’il se déroule dans cet extraordinaire phare que je trouve fascinant.

L’oeuvre de Rachilde est publiée aux éditions du Mercure de France, fondées par son mari. Je ne sais pourquoi, la lecture de La tour d’amour par Jacques Gamblin est gratuitement disponible sur Spotify. Essayez les premiers chapitres : vous ne lâcherez pas ce roman avant la fin !

 

La tour d’amour

Rachilde
Le Mercure de France, 1994 (édition originale : 1899)
ISBN : 2-7152-1849-4 – 167 pages – épuisé dans cette édition

 

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28 Comments

  1. Ma bibliothèque ne l’a pas ; puisque c’est gratuit, je vais aller écouter Gamblin qui doit être très bon en lecteur.

  2. Merci beaucoup Sandrine, je ne connais pas l’auteure et ton retour me donne très envie de découvrir cet univers du phare dont le solitude et les éléments ont tendance à favoriser la folie latente de certains hommes.

  3. Je la connaissais surtout comme journaliste, je ne savais pas qu’elle avait écrit des romans. Je le découvre grâce à toi. Je note ce titre qui devrait me plaire.

    1. Essaie avec celui-là, tu verras, l’habitude vient vite ! Pour ma part en ce moment, si je n’audiolisais pas, je ne lirais pratiquement plus, trop de travail…

  4. Je n’ai jamais acheté de livres audio (je pense que je m’endormirais en écoutant) et c’est vrai que le parler argotique me gênerait dans ma lecture…

  5. Ouh mais je vois que tu as publié un billet sur ce roman de Rachilde que j’ai découvert par hasard en librairie récemment et que je comptais lire pour le book trip en mer. Je sais que ça parle de phare, mais ça reste un contexte très maritime. J’intègre donc ton lien au récap. J’ai l’édition parue chez Gallimard en janvier.

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