Recevoir des lettres d’amour d’un inconnu : expérience excitante ? Source d’angoisse ? Pour Sherry Seymour, quarante ans, professeur de littérature anglaise à l’université du Michigan, c’est plus un jeu dont elle parle aussitôt à son mari. Mais les lettres s’accumulent sans qu’elle n’ait la moindre idée de l’identité de celui qui ne cesse de lui écrire : « Sois à moi pour toujours ». Puis un étudiant, ami d’enfance de son fils, lui dit que son admirateur n’est autre que son prof de mécanique qui parle souvent d’elle en des termes très flatteurs. Suite à un accident de la route, Sherry lui porte sa voiture à réparer et commence alors une liaison intense dont elle informe son mari. Celui-ci l’encourage à lui raconter ses ébats et même, à amener en son absence son amant dans le lit conjugal…
Après ma lecture de A Suspicious River, je savais que je ne mettrais pas longtemps à retrouver cette auteur américaine qui a le don de toucher là où ça fait mal. Elle brosse ici le portrait d’une femme, dans ses multiples facettes et contradictions, une femme qui croyait se connaître et dont toute la vie bascule à cause de ces billets anonymes. Elle se regarde, s’interroge : à quarante ans, est-elle encore désirable ? Elle analyse sa relation avec son mari qui en vingt ans n’a jamais connu le moindre nuage, un couple idéal. Pourtant si elle doute d’elle-même, elle peut aussi douter de son mari :
La loyauté de Jon semblait si forte qu’il était impossible de se le représenter, comme tous les autres hommes de la planète, en train de suivre des yeux, caché dans l’anonymat d’une voiture qui passe, la ligne d’un dos, d’une hanche et de jambes exposées par un short et un débardeur, traversant une rue lors d’une journée d’été.
Quand une femme ne sait pas qui elle est elle-même, comment peut-elle se montrer aussi affirmative sur autrui ? Car Sherry s’interroge, de plus en plus sincèrement au fur et à mesure que Bram Smith se fait entreprenant : « Est-ce que j’avais vraiment désiré avoir un amant ? » La réponse dans l’absolu peut être non, mais ce n’est pas de rhétorique dont Sherry Seymour a besoin :
Cet étourdissement, je m’en rendis alors compte, durant toutes ces années de vie de mère et d’épouse, cet étourdissement de jeune fille, c’était ce qui m’avait manqué. La sensation dangereuse de vouloir quelque chose qui se trouvait juste hors de ma portée. La terrible implosion de désir. Le flux brûlant de désir.
Pourtant, après quelques moments de passion, la vie se rappelle à Sherry qui découvre les nouveaux visages de ces gens qu’elle croyait connaître, son mari, son fils, sa meilleure amie.
Quelques lettres remettent en cause la vie d’une femme ordinaire qui fait voler en éclats, pour quelques ébats, l’équilibre de toute une vie. Et pourtant, le lecteur (la lectrice ?) suit Sherry dans sa passion, la comprend et oublie avec elle toutes les conventions et les limites du raisonnable. On a envie de l’encourager à vivre, ne serait-ce que quelques semaines, ces instants, sûrement les derniers, d’oubli des autres et de purs plaisirs. Le plaisir d’être regardée, attendue, sincèrement désirée.
Laura Kasischke a un talent admirable pour nous faire pénétrer le moi intime de cette femme ordinaire en déroute, perdue en elle-même, écartelée entre la tranquillité de sa famille et l’incroyable ultime assaut de sa jeunesse. Elle brosse également le portrait d’une mère dont le fils de vingt ans a grandi beaucoup trop vite, à moins qu’elle même n’ait pas assez vieilli… Le vide terrible qu’elle ressent après le départ de son fils est tellement prégnant qu’il en est bouleversant.
Malgré un style tout de même assez froid, c’est une introspection sans concession, sans être désabusée. Cette femme redevenue adolescente va payer très cher ses quelques jours de bonheur.
C’est avec grand talent que Laura Kasischke fait lentement apparaître les fissures dans la vie de Sherry, cette femme qui a tout pour être heureuse (mari aimant, fils modèle, belle maison) mais qui va peu à peu ôter ces masques du bonheur. C’est glaçant parfois, toujours très juste, souvent émouvant. Parfois déstabilisant. C’est à lire impérativement.
Laura Kasischke sur Tête de lecture
A moi pour toujours
Laura Kasischke traduite de l’anglais (américain) par Anne Wicke
Bourgois, 2007
ISBN: 978-2-267-01905-6 – 406 pages – 25 €
Be Mine, parution aux États Unis : 2007