Il m’a été impossible de reporter ma lecture jusqu’au lendemain. Impossible de refermer Les âmes grises en me disant que je saurais, demain, ce qui était arrivé à tous ces gens. J’ai lu au-delà de deux heures du matin, et en vérité, ça m’arrive rarement. Quelques heures passées avec Philippe Claudel à me dire que tout était là, à sa place pour que la sobriété du style donne une puissance incroyable à ce livre, pour que des destins mineurs deviennent des tragédies et que l’intrigue tourne au suspens le plus saisissant.
Quelle frustration de ne pouvoir rien en dire ! A tous ceux qui n’ont pas encore lu ce magnifique roman, je recommande de ne pas lire ce billet plus avant, bien qu’il ne révèlera pas grand-chose, mais trop encore tant il est préférable d’y entrer en n’en sachant le moins possible.
Tout commence par la découverte du cadavre d’une petite fille par un froid matin de 1917. Elle a été étranglée, elle s’appelait Belle, on l’appelait Belle de jour. Malgré la guerre qui gronde aux portes de ce petit village de l’Est de la France, cette mort accable la population. L’enquête commence.
Mais le narrateur anonyme, dont on ne comprendra la profession que fort tard dans le livre ne choisit pas de reconstituer les événements chronologiquement. Bien au contraire, les étapes de ce qui tint lieu d’enquête se mêlent à l’évocation de souvenirs plus lointains, au début de la guerre, quand Lysia Verhareine arrive au village pour prendre le poste d’institutrice. Elle est comme une illumination, un bonheur tombé du ciel en cette période déjà funeste. Et pourtant, personne ne sait rien d’elle et personne ne saura expliquer son suicide, sauf le narrateur, à la toute fin du roman.
D’une digression à l’autre, Philippe Claudel emporte son lecteur au cœur de tous ces gens. Quelques mots, une mise en situation, et vous voyez le procureur Destinat, le juge Mierck, Clémence ou le docteur Lucy comme si vous les aviez déjà rencontrés. Avec une étonnante force d’évocation et une grande économie de mots, les personnages prennent vie et leurs destins deviennent tout à coup primordiaux. Pris dans la tourmente de l’Histoire, certains vont se montrer grandioses, d’autres mesquins, d’autres vont doucement s’éteindre, comme ce XIXe siècle qui vient agoniser dans les tranchées. Les plus touchants portent au cœur des blessures d’amour que l’auteur esquisse peu à peu par la voix d’un narrateur concerné au premier chef. C’est immensément triste mais tellement juste, tellement naturel et humain que je suis restée en admiration devant la maitrise de l’auteur. Il n’en fait jamais trop, n’exagère pas certaines scènes pourtant tragiques, ne donne pas dans les clichés de la Première Guerre mondiale. La guerre est à côté, elle teint le paysage et les âmes en gris, elle scelle les destins et raccourcit les rêves, c’est une musique de mort, le chant des canons, qui accompagne les gens dans leur quotidien.
« J’ai traîné un moment, en ne pensant pas à grand-chose, sinon à Clémence et au petit qui était dans son ventre. J’avais un peu honte d’ailleurs, je m’en souviens, de penser à eux, à notre bonheur, alors que j’étais à marcher près de l’endroit où on avait tué une fillette. Je savais que dans quelques heures j’allais les revoir, elle et son ventre rond dans lequel, lorsque j’y appliquais l’oreille, j’entendais les battements de l’enfant et sentais ses mouvements ensommeillés. J’étais sans doute, en ce jour glacé, le plus heureux de la terre, au milieu d’autres hommes non loin qui tuaient et mouraient comme on respire, tout près d’un assassin sans visage qui étranglait les agnelles de dix ans. Oui, le plus heureux. Je ne m’en voulais même pas.«
Le style de Philippe Claudel traduit toute la rancune du narrateur, un homme qu’on comprend peu à peu au bord de l’abîme. Son style haché, ses digressions, ses interpellations au lecteur traduisent toutes ses difficultés à s’exprimer, à expliciter le drame de sa vie qui forme un tout avec les deux jeunes mortes. L’écriture suit un flot de pensées fébriles et pourtant minutieusement ordonnées de façon à maintenir le suspens jusqu’à la toute fin du livre.
J’ai été totalement saisie par Les âmes grises, le style de Philippe Claudel m’impressionne beaucoup. C’est pourquoi je n’ai pas envie de voir le film qui en a été tiré, j’appréhende la réduction au format bon téléfilm. C’est le style qui fait la force de ce roman, pas l’histoire, je ne préfère pas gâcher l’expérience.
Philippe Claudel sur Tête de lecture et la thématique Première Guerre mondiale
Les âmes grises
Philippe Claudel
Stock, 2003
ISBN : 978-2-234-05603-9 – 284 pages – 18.80 €
C’est ça Claudel, des mots bien choisis pour dépeindre comme personne les destins les plus sombres, quel talent !
Je ne m’attendais pas du tout à un style aussi fort et autant d’émotions. Je reviendrai vers cet auteur, c’est certain.
découverte de Philippe Claudel à travers: »le rapport de Brodeck », « les âmes grises »,les cent remords(j’ai pleuré à la lecture de ce livre)…Quel auteur, quelle poésie, quelle utilisation du mot juste..;le style m’a un peu rappelé Camus, c’est dire si j’ai pu être sensible à cette écriture, Camus et Yourcenar étant mes deux auteurs préférés. Je vais continuer à parcourir l’oeuvre de Ph. Claudel , mais je voudrais le remercier de nous émouvoir à ce point. Le rapport de Brodeck ,particulièrement, s’attaque à un sujet qui me préoccupe depuis toujours: la shoah, et dans son livre, il arrive à tout dire sur le fond du sujet en peu de mots… mais ce sont les bons, les vrais.
J’ai été moi aussi marqué par ce style : peu de mots finalement, mais toujours les bons. C’est percutant, juste, jamais larmoyants, vraiment, je ne regrette pas cette découverte et je vais continuer avec cet auteur, certainement Le rapport Brodeck justement. Bienvenue sur ce blog.
je n’ai lu que les premières lignes et les dernières de ton billet. effectivement, ce livre, même s’il est « triste » ne semble pas être de la même veine que « le monde sans enfants », contes tristes.
Je ne connais pas bien l’oeuvre de Philippe Claudel, mais je crois que de toute façon, ça n’est pas gai…