En 1946, Alexander Davidovitch Vielsky entre à la Loubianka, le siège du ministère des Affaires intérieures soviétiques qui compte aussi la police secrète. Alex est un bon petit fonctionnaire, prêt à défendre les intérêts de l’Union soviétique et à la protéger contre « les traitres de l’intérieur » et pour cela, à torturer et à tuer. Nourri de propagande, droit dans ses bottes, ce fils de juif géorgien est bientôt affecté au sous-sol de l’immeuble, là où règne le professeur Maïranovski qui depuis vingt ans déjà pratique toutes sortes d’expériences sur les condamnés. Son but : mettre au point le meilleur poison possible, celui qui ne laisse pas de traces. Les hommes qui tombent entre ses mains ne sont rien d’autre que de vulgaires animaux de laboratoire :
« Tous n’étaient pour lui que des bêtes, sans passé, sans histoire et sans nom. Il ne connaissait rien d’eux sinon qu’il pouvait en user à sa guise. Jouer avec ces cobayes, encore vivants et frémissants quand on les lui remettait entre les mains, mais rarement plus de dix jours. Au-delà, le doute s’installait ou l’impatience, ou simplement il s’énervait et faisait donner le coup de grâce à l’animal qui résistait et s’obstinait à lui tenir tête.«
Les corps sont brûlés sur place et portés disparus à tout jamais, les familles ne sauront jamais ce qu’il est advenu.
Parce qu’il a fait des études de médecine, parce qu’il se montre docile et obéissant, Alex est affecté au service du professeur Maïranovski. C’est là qu’il fait la connaissance d’Anna, efficace petit soldat du professeur elle aussi, froide et silencieuse.
Un jour pourtant, Alex découvre qu’Anna fait sortir un cadavre du sous-sol avec l’aide de son frère au lieu de le brûler. Elle est pourtant considérée comme un des agents les plus efficaces de la Loubianka. Alex ne comprend pas, l’observe et tombe amoureux d’elle. Elle va lui avouer que c’est pour se venger des Allemands qu’elle est entrée au service du monstrueux professeur, qu’elle est devenue aussi inhumaine et sadique que les nazis d’hier.
Alors qu’au même moment, Alex s’interroge sur ses actes car il vient de condamner à la torture et à la mort une religieuse innocente, il va trouver en Anna un autre lui-même, quelqu’un à qui se confier, quelqu’un qui pourra l’écouter sans le haïr. Et tous deux décident de sauver des vies, au péril des leurs. C’est alors que Staline décide de l’élimination de l’élite des intellectuels juifs soviétiques, prélude à la liquidation des Juifs, soupçonnés en masse de sionisme et donc de complicité avec les États-Unis. Le 1er décembre 1952, Staline déclare : « Tout sioniste est l’agent du service d’intelligence américain. Les nationalistes juifs pensent que leur nation a été sauvée par les États-Unis, là où ils peuvent y devenir riches, bourgeois. Ils pensent qu’ils ont une dette envers les Américains ». C’est alors que se serait mis en place le complot des blouses blanches, monté de toute pièce par le secrétaire général du Parti communiste.
L’époque et le lieu ne portent pas à la romance, aussi François Langlade ne choisit-il pas ce ton-là pour raconter cette histoire d’amour qui lie deux êtres en tout point détestables. Le style épouse la froideur du climat et de la fonction, l’auteur observe mais ne juge pas même s’il revient sur le passé d’Alex et Anna pour que le lecteur sache ce qui les a poussés à devenir des bourreaux privés de compassion. On ne les aime pas pour autant, mais on comprend leur parcours qui va peu à peu dévier, grâce à une prise de conscience commune, bien que tardive. Rien ne sonne faux, tout est crédible dans cette métamorphose et le lecteur se prend à s’inquiéter du sort de ces deux personnages qui de tortionnaires sont devenus libérateurs.
Je ne connais pas grand-chose à la Russie de Staline, mais les descriptions m’ont semblé réalistes, autant par les lieux que par les personnages et l’organisation des divers services secrets. Quant au traitement des prisonniers, la fiction n’atteindra certainement jamais l’horreur de la réalité.
On est d’emblée projeté dans un monde où règnent la crainte et la délation, un monde soumis à la volonté d’un seul homme par la peur, l’alcool, l’argent. L’amour, la famille et l’humanité n’existent plus, seul compte le Parti.
C’est donc un roman grave qui mêle faits historiques et fiction avec conviction et réalisme. Il démontre plus qu’il ne dénonce, il n’accuse pas mais explique comment une nation a pu se rendre coupable de tant de crimes. Il n’y a pas pour autant de réhabilitation ou d’excuses, juste une tentative de compréhension à travers deux personnages qui parviennent à échapper à la spirale du mal absolu. C’est aussi une réflexion sur l’obéissance et donc la conscience.
« Je sais qu’en principe les condamnés doivent être exécutés d’une balle dans la nuque. Les tuer en les empoisonnant est contraire à la règle. Mais y a–il vraiment des lois pour couvrir ce que nous faisons ? Peut-être sommes-nous déjà hors la loi au regard de ceux qui nous jugeront un jour ? J’espère au moins que le Politburo et le Petit père des peuples savent ce qui se passe ici et qu’ils nous approuvent. Je ne veux pas croire que le professeur n’ait pas leur assentiment. Il doit s’agir de missions importantes si tout ce que nous faisons est réellement en marge de la légalité. […] L’utilité exceptionnelle des travaux menés par nos savants, leur haut niveau scientifique et leur importance pour l’avenir sont donc reconnus officiellement. Je ne dois pas douter. Je n’en ai pas le droit.«
Les vies sauvées d’Alexander Vielski
François Langlade
Robert Laffont, 2010
ISBN : 978-2-221-11535-0 – 291 pages – 20 €
inscrit sur ma monstrueuse LAL !!!
mais je note « à lire » comme catégorie, donc… à lire prochainement.
mince, arrête de donner envie de lire, je vais finir ruinée !!!
😉
mais nous finirons tous dans l’enfer (ou le paradis !) des lecteurs, ça sera formidable !
Dur dur ce livre ! Je suis pas sûre d’avoir envie de suivre le parcours de ces deux monstres, même si leurs actes changent suite à leur prise de conscience…
Sûr que ça n’est pas une lecture reposante, mais il porte intelligemment à la réflexion.
Brrr, je pense qu’il y a des scènes que je préfèrerais ne pas lire… ça me fait penser à Enfant 44, mais j’hésite, je crains que ce ne soit trop dur.
Justement, un article lu (dans « Page des libraires » je crois) faisait un parallèle avec Enfant 44, mais, je ne peux pas te dire, je ne l’ai pas lu.
Je viens de terminer Démon de Thierry Hesse qui est à cheval sur la 2ème guerre et la Russie de Staline, j’ai beaucoup aimé et ce roman là du coup me tente beaucoup
je crois que je vais malgré tout attendre sa sortie en poche mais je ne l’oublierai pas
Tout le long de ma lecture, j’ai pensé à Démon que j’ai lu et apprécié. Les manipulations staliniennes encore une fois, mais dans un registre moins intimiste.
Terrible réalité dont je ne savais rien. Je retiens ce livre grave pour une prochaine lecture!
J’en ai appris aussi beaucoup, non sans frémir.
Bonjour Ys, me voilà de retour, contente de retrouver les blogs que j’aimais fréquenter.
Mon lien est différent (avec la disparition inexpliquée de mon blog). Bien à toi
Et moi je suis ravie de ton retour parmi nous !
Dure lecture mais je la note parce que je suis certaine qu’elle me plairait… j’espère juste être assez accrochée pour suivre cette terrifiante réalité.
Il n’y a pas de descriptions insupportables, mais on imagine bien ce qui se passe dans ces terribles sous-sols, et c’est effectivement terrifiant.
C’est étrange, mais le style de ce roman s’apparente à ceux de Vassili Grossman et particulièrement à « Vie et Destin », un incontournable de la littérature russe contemporaine ! Les expériences de la Loubianka, les méthodes issues des nazis, l’antisémitisme, la prégnance de la peur et celle de disparaître dans les geôles staliniennes … Tout y est ! Je le note, mais avec tout ce que j’ai à lire en ce moment, je vais attendre un peu avant de le lire !
Nous sommes là du côté des bourreaux, et l’auteur décrit bien l’absence totale de compassion de ces gens, leurs sentiments de servir ou de venger. Je n’ai pas lu Vassili Grossman, il le faudra un jour…
A lire pour ne pas oublier… il n’y avait pas que les nazis chez les monstres.
Je le note.
Bonne occasion de relire l’aveu Jack London ou Une journée d’Ivan Denissovitch de Soljenitsine, ça vous fait voir les choses avec du recul.
Merci pour cet zxcellent compte rendu.
Merci de ces conseils. Malheureusement, les monstres humains pourraient remplir des étagères…
Je suis tentée, j’aime bien cette période de l’histoire dont, jusqu’à présent, on ne savait pas grand chose.
Il est bien plus facile d’aborder cette période à travers des romans, on en apprend beaucoup effectivement.
Pas envie de ce genre en ce moment mais je le garde en mémoire.
J’imagine bien qu’il faut trouver le bon moment pour ce genre de livres.
Ouf, celui-ci ne me fait pas envie… Ça fait du bien de temps en temps. 🙂
Il est moins facile d’accès celui-là, le sujet n’est peut-être pas tentant de prime abord, très historique, mais les réflexions qu’il engendre sont importantes.
Merci de tous vos commentaires et merci surtout au responsable du blog, Yspaddaden, qui a fait une analyse tres fine de mon livre. J’ai essaye de decrire cette page tragique de l’histoire de l’URSS (un sujet completement inedit en litterature) en y mettant le plus d’humanite possible tout en evitant d’en edulcorer la durete. La realite fut certainement encore plus terrifiante que celle que je decris dans mon roman. Mais malgre la severite du theme, il me fallait en parler, sans etre ennuyeux ou sombrer dans le gore, et avec un rythme d’ecriture et de recit qui entraine le lecteur. J’espere y avoir reussi…
PS : l’allusion a Vassili Grossman est tres pertinente. Ce n’est pas un hasard si deux de mes chapitres s’intitulent « Une vie » et « Destins » 🙂 C’est evidemment un hommage.
Merci encore.
L’auteur
Si j’ai été attirée par votre livre précisément, en cette période de surproduction littéraire, c’est justement qu’il me paraissait aborder un sujet très peu souvent traité. Je craignais quelques scènes insoutenables, des scènes que j’appellerais « à effet », veuillez m’en excuser, et que je n’ai heureusement pas trouvées. Vous parlez très bien de cette période terrible et les personnages principaux apportent une dose d’humanité nécessaire au romanesque. J’ai apprécié ma lecture malgré ce thème si difficile, merci donc pour ce livre, et d’avoir pris le temps de vous arrêter sur ce blog.