L’homme-alphabet de Richard Grossman raconte l’histoire d’un personnage traumatisé, et je suis prête à parier que son auteur ne l’est pas moins. Traumatisé par l’Amérique, traumatisé par l’écriture, et le lecteur le sera aussi, après une expérience de lecture qui ne pourra que réjouir les amateurs de la collection Lot 49. Quoique, il me semble que Richard Grossman en fait un peu trop, à l’image de son délirant projet : une trilogie romanesque, American Letters, devant compter « plusieurs dizaines de milliers de pages dans plusieurs dizaines de langues, et incluant des photos et différents matériaux ». C’est expérimental, un peu, c’est éprouvant, parfois, c’est brillant, aussi.
Sans trop en révéler, on peut dire que le jeune Clyde Wayne Franklin a vécu un épisode très choquant dans son enfance. On s’en doute rapidement car pour être à ce point taré, il faut une scène primitive à la fois violente et sexuelle et c’est à coup sûr de la graine de schizophrène, voire d’écrivain génial avec un peu de chance. L’homme est poète dans sa chair, il s’est fait tatouer les lettres de l’alphabet sur la peau. L’homme est assassin, il a tué son père et d’autres, peut-être… Il sort de prison, il veut retrouver Barbie, sa petite amie, mais à la place, ce sont des gros bras qui l’attendent et lui refont le portrait. Mais il apprend que Barbie fait chanter un sénateur très puissant, qu’elle est en danger, il lui faut donc la retrouver.
L’ex-prostituée est-elle vraiment en danger ? Est-elle seulement amoureuse de Wayne ? Ne serait-il pas victime d’un grand complot visant le sénateur en question ? Plus on avance dans le texte et moins tout cela est clair, en grande partie à cause de l’intensification du délire de Clyde qui cède la parole à un clown à la personnalité de plus en plus dominante. Le prière d’insérer parle d’une lecture inédite et jubilatoire, je n’irai pas jusque là. C’est parfois éprouvant et parfois même ridicule (des pages entières de C ou de X…). On pourrait même élever certaines pages au rang d’ode au traitement de texte tant Grossman s’amuse avec les différentes polices, les tailles de caractères… cet aspect-là me semble un peu vain, je crois plus en la force du langage.
A mes yeux, Richard Grossman a pollué son propre texte en en faisant trop typographiquement parlant. L’intrigue est bien menée et le complot tient la route : jusqu’au bout le lecteur se demande qui manipule qui ; le discours du clown phagocytant celui de Clyde met très bien en évidence le délire schizophrène et paranoïaque ; les variations typographiques me semblent dès lors plus prétentieuses qu’autre chose, un genre de snobisme littéraire qui voudrait en mettre plein la vue mais qui finit par lasser à force de trop en faire. On dit expérimental.
Mais Richard Grossman ne perd cependant pas son lecteur, il veut le submerger, oui, mais pas le noyer. Le texte est structuré et l’intrigue menée à son terme. J’en conclus que la performance esthétique ne l’a pas emporté sur l’attention portée au lecteur (en clair, le lecteur n’est pas uniquement convié à admirer et se taire, il a le droit de comprendre…). Il suffit d’avoir envie de descendre au coeur de la folie.
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L’homme-alphabet
Richard Grossman traduit de l’américain par Héloïse Esquié (vite, une médaille !)
Le Cherche-Midi (Lot 49), 2011
ISBN : 978-2-7491-1345-6 – 483 pages – 21 €
The Alphabet Man, parution aux Etats-Unis : 1993
Toi aussi, tu as admiré la performance de la traductrice!
Pour en revenir au texte, pas grand chose à ajouter à ton billet, je t’admire aussi d’avoir survécu aux pages « expérimentales », j’avoue que je les sautais, tu as raison, on a compris, inutile d’en ajouter, ça n’apportait pas grand chose….
Dans la collection, jusqu’ici, c’est le roman que j’ai trouvé le plus difficile à lire, à cause de ce qu’on pouvait imaginer des images torturées dans la tête du type, et puis les amusements typographiques. Mais rien que la partie plus facile, (les chapitres 2, globalement) est nettement au dessus de ce qui parait par ailleurs, pour l’écriture et le scénario de la manipulation.
Quant à savoir si je lirai la trilogie, pas sur…
Si tu veux du lourd aussi, la collection te réserve quelques perles, au moins tu n’as pas l’impression d’être dans du léger pré formaté…
Ça n’est pas comme si je n’avais jamais lu de Lot 49, j’arrive à m’en sortir, mais il est vrai que celui-ci est gratiné… J’ai Richard Powers parmi les auteurs immenses qui m’attendent….
Intéressant… même d’un point de vue psychiatrique. Je comprends, sans forcément l’excuser, le plaisir de jouer avec la typographie, il y a eu des précédents qui laissent toujours un peu perplexe…
Oui voilà, devant tant de délire typographique, on reste perplexe…
Arff, c’est tout de même dommage de voir qu’il a voulu en faire trop dans l’originalité, mais de tomber aussi dans ses travers.
Au moins, pour certaines pages, il ne faudra pas de loupe ! 😛
Elles se tournent vite celles-là !
Je me suis arrêtée à « Lot 49 » et j’ai immédiatement pensé à Keisha…
En effet, ça rime presque 😀
Intéressant sans aucun doute mais convaincant, j’en suis moins sûre! Par prudence, je le feuilletterai avant de le choisir ou de le refuser!
A feuilleter, il n’est peut-être pas convaincant, mais au moins, Grossman tient son histoire, il ne perd pas son lecteur dans ce délire et rien que pour ça, il vaut largement lecture.
« Ode au traitement de texte », c’est exactement ce que j’ai pensé en lisant certaines pages. Sans oublier un exercice de haute volée pour tout aspirant traducteur.
La traductrice a décroché ses lettres de noblesse avec ce livre !
J’ai commis l’erreur de le feuilleter et donc d’aussi tôt le refermer car les romans avec aventures typographiques m’excèdent en général, apparement j’ai eu tord
ce roman m’intrigue un peu mais je vais sagement attendre la version poche
Ce qui m’excède, c’est quand ces romans expérimentaux cherchent à en mettre tellement plein la vue qu’on y comprend plus rien. Mais là justement, ça n’est pas le cas, l’auteur tient son roman et le lecteur, bref, il maitrise ses excès et débordements, c’est certainement signe qu’il est vraiment bon.
Meme si le theme de la folie m’interesse, je ne crois pas que ce livre soit pour moi…
Sur ce thème, ça n’est pas les livres qui manquent, les schizophrènes pas exemple ont fait le bonheur de bien des écrivains.
Malgré tes réserves, je sens qu’il vaut le détour. Je garde l’œil ouvert 😉 !
(si le Powers qui t’attend, c’est celui qui va sortir prochainement en France, tu es une grande veinarde !)
Ben mince, il va y en avoir un autre et je n’ai pas encore lu les précédents, c’est terriblement décourageant…
Personnellement, je ne connaissais pas la collection avant. Et les délires typographiques, au contraire, m’ont quelque peu « reposée » les neurones, tant la lectures de certains passages est compliquée, avec des mots totalement surréalistes. Là où j’admire la traductrice, c’est d’avoir su leur conserver un sens qu’on devine plus qu’on ne comprend. J’ai pour ma part vraiment accroché à ce livre, sans toutefois le considérer comme un chef-d’oeuvre.
Merci pour votre billet, il exprime bien mieux que le mien un certain nombre de choses que j’ai ressenties à la lecture ! Mais, vous l’aurez compris, je suis moins sévère que vous sur l’aspect typographique. Sans doute parce que c’était la première fois que je lisais un roman de ce type, et que j’ai été surprise… Et j’aime beaucoup les surprises !
Quand je lis ce genre de livre, avec tellement de jeu sur la langue, j’ai envie d’avoir le traducteur sous la main, j’ai mille questions à lui poser. C’est vraiment très impressionnant, je me demande comment ils font pour avoir une telle perception de la langue : parents américains, séjours très fréquents ? parfois, ils doivent se coltiner avec la langue de la rue, pas de la leur j’imagine, alors c’est vraiment admirable quand c’est réussi.
J’avais déjà lu un livre très curieux de Brian Evenson dans cette collection. Le sujet m’intrigue mais vu ce que tu en dis je pense plutôt passer mon chemin car je n’aurais sans doute pas la patience de suivre le narrateur dans ses cheminements angoissés 🙂
Brian Evenson aime les schizophrènes lui aussi, très bon souvenir de lecture !
Très intéressant ton billet ! Pour ma part, la recherche poussée à ce point m’a intriguée, mais contrairement à toi j’ai été plus ballotée que conduite, en bref: j’ai fini par me perdre dans l’intrigue et à ne plus suivre grand chose à cette histoire de manipuulation… Le clown devient tellement omniprésent au fur et à mesure que certes, c’est cohérent, certes c’est intéressant, mais il faut vraiment s’accrocher très fort pour frayer son chemin de lecteur parmi tout ce délire… !
Là où je suis entièrement d’accord avec toi, c’est qu’il faut s’accrocher très fort !
Descendre au coeur de la folie : tout un programme….
…que je te recommande !
Voilà un billet fort intéressant ! J’ai découvert cette collection il y a peu et j’ai noté les 2/3 si pas les 3/4 des titres… Pour l’instant je n’ai lu que « La chambre aux échos » de Richard Powers, un roman qui m’a marquée !
Pour ma part, Richard Powers est encore à découvrir, mais je ne doute pas un instant qu’il me plaira.
J’hésite pour ce titre. J’ai lu des avis très différents les uns des autres !
Je te comprends, c’est quand même très spécial comme écriture…