Les trois saisons de la rage de Victor Cohen Hadria

Les trois saisons de la rage1859. Les campagnes françaises paient leur tribut en soldats aux guerres de Napoléon III. A travers la correspondance de l’un d’entre eux, paysan normand parti pour l’Italie, puis grâce aux carnets du docteur Le Cœur, le lecteur est convié à une promenade dans le temps et dans les mœurs des diverses classes sociales passées au microscope (indulgent) d’un praticien humaniste et compréhensif.

Dans une première partie, « La rage de vivre », on suit l’échange  de lettres entre Brutus Délicieux, paysan normand, contraint de s’enrôler dans les guerres napoléoniennes et sa famille et sa fiancée Louise, restées à Rapilly, petit village de l’Orne.  En échange d’une somme d’argent qui fera vivre les siens, il a pris la place d’un autre paysan qui avait tiré un mauvais numéro au jeu de la conscription.
Brutus n’écrit pas à proprement parler, puisqu’il dicte ses lettres au médecin-major Charles Rochambaud, qui lui lit aussi les réponses écrites quant à elles par le médecin de Rapilly, le docteur Le Cœur. Au fur et à mesure de cette correspondance par médecins interposés, on comprend le sordide de la situation de la jeune Louise, abusée depuis son plus jeune âge par son père. Et comme le médecin-major, qui prend peu à peu du galon, se met à correspondre avec son collègue médecin de village, on suit aussi la vie de l’armée en marche vers l’Italie.

Cette première partie court sur une petite centaine de pages. La seconde, « La rage d’aimer », est constituée des carnets du docteur Le Cœur, autant dire du journal d’un médecin de campagne, sur trois saisons consécutives. Quasiment au jour le jour, le docteur Le Cœur raconte ses journées, les malades qu’il visite, les cas qu’il traite. Et cet homme-là, de par ses diverses fonctions, côtoie toutes les couches de cette société rurale : les riches, les nobles, les bourgeois, les putains, les paysans, les curés… Il sait tout des secrets de chacun, au même titre qu’un confesseur, il connait les mœurs paysannes et doit faire avec pour soigner les gens. Il doit s’accommoder de la religion qui terrorise et des superstitions qui bien souvent ruinent toute tentative d’améliorer l’hygiène et l’état sanitaire des campagnes. Religion et traditions se mêlent en un obscurantisme dont le plus généreux des hommes ne pourrait venir à bout.

Ce Jean-Baptiste Le Cœur est un humaniste, un homme généreux qui ne croit ni en Dieu ni en superstition mais respecte ses semblables et leurs croyances. Un médecin atypique aussi, qui pratique par amour de l’humanité.

Ainsi ne voyaient-ils leurs patients que comme les marches de leur ascension et, les considérant telles, n’hésitaient pas à faire d’eux les instruments de leurs expérimentations les plus hasardeuses. Une idée, une intuition, même des plus vagues, donnait lieu à des inoculations, des tentatives, des essais, que les meilleurs appliquaient à eux-mêmes, mais que la plupart tentait sur les indigents que le dénuement avait jetés dans les travées hospitalières. Combien de femmes enceintes n’ont-elles été suivies gratuitement que pour expérimenter de nouvelles méthodes d’accouchement ? Et combien l’ont-elles payé de leur vie ?

Alors qu’il est veuf depuis des années, il est soudain saisi du démon de midi qui dans son âge avancé lui présente un grand nombre de tentations jeunes et fraîches pour certaines, qu’il n’hésite pas à saisir, après tout, la vie est courte… Et il ne fait de tort à personne le docteur Le Cœur, ne faisant que cueillir ce qui s’offre spontanément à lui.  Ce qui n’est pas le cas de bien d’autres personnes dans ce canton, qui utilisent le sexe pour pervertir, dominer, tromper, et assouvissent leurs penchants les plus pervers sans souci de leur prochain. Le mariage et le bordel, deux institutions établies chargées de réguler les élans de chacun n’y suffisent pas : cette rage qui coule dans nos veines aussi certainement que le sang mène à la corruption, au mensonge, au meurtre… Et bien sûr, ce sont les femmes qui sont victimes des désirs masculins, des femmes toujours socialement inférieures, même s’il se trouve dans ce roman quelques belles qu’un riche veuvage ont libéré de la pression sociale. Le Cœur aime les femmes parce qu’il aime les gens et combat à sa mesure l’injustice. Mais ses maigres victoires résonnent bien tristement au regard de tout ce que la tradition et l’ignorance rendent impossible.

On aura compris que ce portrait de médecin de campagne est une grande réussite. Il me semble donc très dommage que l’auteur ait choisi une construction bancale, attachant d’abord le lecteur au sort du soldat, de sa famille et de sa malheureuse fiancée. Car en commençant le journal du médecin, le lecteur attend bien sûr sa version de l’histoire de la jeune Louise, mais rien ne vient. Après plus de cent pages de carnets, toujours pas de Louise et de Brutus, mais une succession de malades, qui sont autant de points de vue sur la société paysanne. Les cas sont nombreux, on les mélange un peu mais sans grand dommage pour l’intrigue car la plupart ne font que passer. Ce qui l’est plus c’est l’abandon de la trame de départ, qui finit par revenir à titre anecdotique, sauf à la fin, très abrupte et terrible dans ce qu’elle nous pousse à conclure.

Si la construction est maladroite, l’analyse sociale est brillante et ce personnage de docteur tout à fait enthousiasmant. Victor Cohen Hadria manie aussi bien l’humour que le drame, met en scène des personnages authentiques et fait retrouver aux lecteurs les meilleurs romans du XIXe siècle.

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Les trois saisons de la rage

Victor Cohen Hadria
Albin Michel, 2010
ISBN : 978-2-226-21515-4 – 457 pages – 22 €

27 commentaires sur “Les trois saisons de la rage de Victor Cohen Hadria

  1. Bonjour, Je vais noter celui-là, je ne crois qu’on trouve beaucoup de livres sur la vie du peuple sous Napoléon et ça m’intéresse.
    Tu m’as demandé, pour un de tes amis, par quel titre commencer Tony Hillermann.
    Honnêtement, par n’importe lequel, certes la vie des personnages principaux est en filigrane donc on peut s’apercevoir que l’un se passe avant l’autre, mais ce n’est pas très grave.
    Le mieux serait de commencer par …le début. Selon moi ils sont plus anthropologiques.
    Donc; La voie de l’ennemi ou Là où dansent les morts.
    Après si on aime, on tombe dedans et on continue jusqu’au bout.
    A bientôt
    Le Papou

  2. Donc, à retenir, malgré la construction bancale. Quand on parle religion aujourd’hui, on oublie un peu trop à quel point elle a pesé en négatif sur les hommes (et surtout les femmes ..) pendant des siècles. C’était un carcan dont on ne sortait pas.

    1. D’un côté la religion, de l’autre les croyances et autres superstitions ancestrales : ce pauvre docteur a beaucoup à faire pour introduire l’hygiène et la simple attention à soi… comme tu le dis, la religion a été à l’origine de bien des difficultés, mais ici, les scènes liées aux superstitions sont souvent assez drôles.

  3. En lisant ton billet, je me suis demandé, moi aussi, le pourquoi de cette construction bizarre. C’est un peu dommage, en effet mais ce que tu dis de l’ensemble me fait penser qu’il ne faut pas passer à côté de ce roman…

    1. Je m’étonne que personne ne lui ait dit avant publication que sa construction était vraiment étrange… mais quand on arrête d’attendre des nouvelles du jeune couple, c’est mieux, et maintenant tu sais qu’elles ne viennent pas tout de suite !

  4. Tu as réussi à créer le doute dans mon esprit de lecteur boulimique … Un petit côté négatif dans une mer d’éloges et une conclusion où tu le conseilles quand même …
    Et bien, la décision finale se prendra quand j,aurai le livre entre les mains …
    Merci !!!

    1. C’est qu’il faut bien souligner tous les aspects du livre…. si je n’écris pas que la construction est étrange, que tu lis le livre et te souviens de mon billet tu vas revenir ici et me reprocher de n’avoir rien dit ! Si, si, je te connais 😀

  5. Je crois que ce qui m’attire le plus dans ton billet par rapport au livre, c’est l’indulgence, qui peut donner un ton très doux à un récit racontant des choses moins douces. autant le titre ne me disait trop rien, autant maintenant, après avoir lu ton billet, je ne dirai pas non!

    1. Ce médecin porte en effet un regard très apaisé sur les vices et défauts de ses contemporains. Il faut dire qu’il n’en est lui-même pas exempt et qu’il peut constater au jour le jour à quel point la religion, qui cherche à les faire disparaitre ou à les cacher, à fait comme ravages… c’est bien pire…

    1. Lire un roman français, c’est toujours un peu difficile pour moi, je pars avec plein d’a priori, mais j’ai trouvé ici ce qui me plait : un vrai sens du romanesque et un personnage principal loin de tout manichéisme.

  6. Il m’attire plutôt ce livre mais je me demande quelle est la troisième rage, après celle de vivre et celle d’aimer. La situation d’un médecin à cette époque ne devait pas être drôle tous les jours mais est- ce mieux aujourd’hui,avec ces visites à la chaîne qu’ils sont obligés de faire et ces médicaments qui se révèlent parfois si nocifs?

    1. J’attendais aussi une troisième partie, pour une troisième rage… (je répète donc, ce livre est bancal !), mais en fait, les trois saisons sont les trois saisons que traversent le docteur… dans ce cas, pourquoi appeler la première partie « la rage de vivre », je ne sais…

  7. je ne savais pas que tu avais commenté ce livre, j’ai donc mis un lien vers ton blog. Je ne suis pas d’accord avec toi sur la construction, c’est très fort de nous laisser dans la tête l’angoisse par rapport à Louise la troisième rage, la rage de vivre qui le détruit . il est victime de sa trop grande compassion. Une rage simple et froide du côté de Louise qui tue celui qui lui a tendu la main.
    Elle est dans l’imaginaire du lecteur cette troisième rage, bien sûr on voulait qu’il vive son amour avec Hortense, et on avait bien oublié Louise . On partait dans un roman style Saga positive et on se retrouve dans le fait divers normand style Maupassant .
    Quand on pense au dégoût de ce médecin pour la peine de mort!!
    vraiment très bon roman
    Luocine

  8. Bonsoir,
    je viens de finir ce roman, et n’arrive pas à me figurer de quoi est mort Mortier.
    Autant LeCoeur et Honorine, c’est très bien amené, autant Mortier cela me fait l’effet d’un tour de passe-passe pour libérer la fille et lui faire voir du pays.
    Pouvez-vous m’éclairer ?
    Merci

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