L’histoire de l’Histoire d’Ida Hattemer-Higgings

Voici un livre assez difficile à appréhender, un livre dans lequel on n’entre pas facilement. Tout est assez étrange, fantasmatique et l’univers hallucinatoire mis en place par la jeune américaine Ida Hattemer-Higgings peut laisser les lecteurs à la porte.

Margaret Taub, est américaine, née de père d’origine allemande, et vit depuis quelques années à Berlin où elle est guide : elle fait visiter la ville à des touristes anglophones, en particulier les sites liés au Troisième Reich. Elle est aussi étudiante, avec pour sujet d’études le passé de la ville. Elle reçoit un jour un courrier d’un médecin adressé à Margaret Täubner. Elle se rend à son cabinet malgré l’erreur de patronyme et l’entrevue avec le docteur Arabscheilis, gynécologue, est assez étrange puisque qu’elle est très vieille et aveugle. Celle-ci lui assure qu’elle s’appelle bien Margaret Täubner, sans lui fournir d’explications. Mais Margaret ne comprend pas, elle ne sait rien car elle a perdu la mémoire.
Margaret s’intéresse à Magda Goebbels, en particulier à sa mort dans le bunker d’Hitler et à la façon dont elle entraina ses enfants dans la mort. Son intérêt se transforme bientôt en fixation, puis Magda Goebbels lui apparait sous la forme d’une femme-faucon, un rapace. Martha cherche à savoir si Magda a été contrainte à tuer ses enfants, si son amour de mère était intact ou si elle les a tués par fanatisme. Était-elle innocente ? Une autre femme vient bientôt hanter ses visions : Regina Strauss, une femme juive qui s’est suicidée en 1943 dans son appartement avec ses trois jeunes enfants et son mari.

Le lecteur ne sait rien de Margaret, et comme elle, il ne comprend rien à ces hallucinations. Quand les murs de la ville se font chair aux yeux de la jeune femme, on se dit que Berlin prend enfin vie alors que le discours touristique de Margaret le fige dans un passé mortifère. Le passé ancien de la ville, celui du nazisme, mais aussi le passé plus récent, celui où Margaret a connu un grand amour pour Amadeus, professeur séduisant ami de ses parents. Elle ne sait plus rien de lui, ce n’est que par le gardien de son immeuble que le lecteur en sait plus qu’elle. Petit à petit, alors que la jeune femme fouille le passé de Magda Goebbels et de Regina Strauss, c’est le sien qui se dessine, et celui de la ville. Comme Margaret, Berlin est hanté par des fantômes, par des spectres de culpabilité. Malgré la chute du mur, la faute est inscrite partout dans les rues, les monuments et surtout dans le passé et la mémoire des gens, toujours vivants ou à travers leur descendance.  Car ce qui hante Margaret, c’est bien l’histoire de ses ancêtres, passée sous silence pour favoriser l’oubli et enterrer la honte.
Certains motifs sont assez répétitifs et quelques procédés m’ont semblé maladroits mais L’histoire de l’Histoire me semble être un grand livre sur la mémoire, la culpabilité et la vengeance. Et pour exposer ce qui n’est que concepts, Ida Hattemer-Higgings sort ses tripes.

Pour un amnésique, ma chère camarade, l’histoire est un mouchard, un traître, un traquenard. Pendant toutes ces années, vous avez préféré les os bien propres à la chair sanglante. Vous vous êtes divertie, vous avez dansé un ballet désincarné. Vous avez lu l’histoire de manière à vous débarrasser plus aisément de votre propre chair. C’est l’histoire de l’histoire – la violence faite au corps pour l’amour du squelette.

Certaines des hallucinations de Margaret rappellent l’imaginaire surréaliste, ou le fantastique sud-américain. La femme-faucon, les murs vivants, les rats-éléphants… tout ça peut- être assez perturbant car c’est une invitation à entrer dans un esprit malade. Tout le livre est une longue thérapie qui va permettre à l’héroïne de se rappeler et donc de comprendre son histoire, ses actes et sa fascination pour cette période bien particulière de l’histoire de la ville. Et qu’il y a des crimes que l’on ne peut venger.

L’une des raisons faisant de l’Holocauste une horreur inapaisable, c’est qu’on ne peut tirer vengeance. Des millions de gens massacrés par des millions d’autres gens – la justice est impossible ici. Il n’y aura pas de réparation. Les victimes sont trop nombreuses, les assassins sont légions. Les auteurs du crime sont partout, dans chaque gouvernement ayant assuré le soutien de la police, dans chaque ville où les Juifs furent exclus des fanfares et des cercles de tricot, des associations et des pensions de retraite, dans toute l’Europe des voisins mourant de faim et traînés de force dans des wagons à bestiaux. Pour être possible, la Shoah n’avait pas besoin de la coopération mais de l’enthousiasme des populations. Une vague d’antisémitisme criminel balaya le monde occidental durant les premières convulsions de la modernité. Quand elle s’écrasa sur le rivage de l’histoire, les nazis lui avaient donné à jamais un visage allemand. Mais le poignard de la vengeance est resté dans le tiroir. Il n’y a aucun corps où le plonger.

 

L’histoire de l’Histoire

Ida Hattemer-Higgings traduite de l’anglais par Philippe Giraudon
Flammarion, 2011
ISBN : 978-2-0218-3180-1 – 399 pages – 21 €

The History of History, parution aux Etats-Unis : 2011

24 commentaires sur “L’histoire de l’Histoire d’Ida Hattemer-Higgings

  1. Tu le présentes merveilleusement bien mais il est vrai que ce ne doit pas être facile à lire. Pourtant le personnage de Marta Goebbels m’interpelle. Il semble que fond et forme soient indissociable dans ce roman. C’est ce que j’aime : lorsqu’un écrivain est capable, par son style, de nous faire entrer dans l’univers qu’il décrit. Bonne poursuite …

  2. Eh bien, oui, je suis restée complètement extérieure à ce livre. Je trouve qu’il aurait gagné à être plus court, comme tu le fais remarquer, il y a trop de scènes récurrentes : sensations de malaises, hallucinations… Mais d’autres pourront aimer, c’est sûr !

    1. Ces scènes répétés trop souvent contribuent à faire naître le malaise, donc le procédé fonctionne… après, soit on suit l’auteur, on se laisse faire, soit on trouve que décidément, tout ça est bien trop étrange… je me suis dit que peut-être, mon billet pourrait te donner envie de reprendre ta lecture… c’est non, on dirait, dommage…

  3. mais pas moi…je l’ai lu jusqu’au bout, mais j’aurai préféré comprendre (pourquoi les hallucinations, par exemple) (enfin, j’ai ma petite idée).
    mis à part Catherine qui a aimé, je ne ne vois personne d’autre pour l’instant !

    1. Je viens de lire ton billet et de voir que Claudia Lucia en a fait un aussi je les rajoute (je suis fâchée avec Google, je cherche via Bing, ça n’est pas bien concluant…). A mon avis, les hallucinations sont directement liées à sa folie, et le rapace a peut-être à voir avec l’aigle allemand…

  4. Effectivement, cet aigle a bien été choisi comme représentation vu le lieu de cette histoire qui m’a l’air un peu trop compliquée pour correspondre à ce que j’aime lire même si je suis curieuse de lire d’autres choses, soif toujours de découverte, mais là malgré tes bonnes descriptions je ne suis pas attirée pour l’instant bisous et bon dimanche

  5. Inquiétant, passionnant, difficile à lire, c’est beaucoup pour un seul livre !
    Il faudra en passer par là, c’est certain, mais qu’elle est lourde cette culpabilité collective …

  6. Je l’avais déjà noté mais j’attends que ce soit le bon moment pour le lire vu que cela m’a l’air assez spécial et que ce ne doit pas être une lecture facile ! Autant s’y attaquer avec une bonne concentration 🙂

    1. Tu as tout à fait raison. Mais bon, ça n’est quand même pas une thèse, je lui ai pour ma part trouvé beaucoup d’imagination et ça, ça n’a rien d’aride ou de complexe….

  7. Ys, enfin quelqu’un d’autre qui a aimé ce roman ! Et je trouve que tu en parles très bien. Tes extraits m’ont rappelé ma lecture. Merci de m’avoir citée-linkée. Je ne sais pas si les lecteurs (les non-lecteurs de ce roman) se rendent compte de l’exploit littéraire : c’est le premier roman d’une toute jeune romancière ! Mais effectivement, il faut entrer dedans, se laisser perdre, envelopper par les hallucinations, et accepter de ne pas tout comprendre tout de suite (ce serait trop facile).
    Bonne semaine et à bientôt.

    1. C’est ce qu’on appelle un premier roman ambitieux, c’est certain. Il faut avoir une sacrée carrure littéraire pour se lancer dans un tel sujet et de façon aussi oblique quand on débute. Pari gagné.

  8. Sans aucun doute très intéressant, mais il faut apparemment pour cette lecture une très grande disponibilité d’esprit … je ne suis pas certaine d’avoir envie de tenter l’expérience.

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