Le dernier testament de Ben Zion Avrohom de James Frey

Voici un livre stimulant qui pose des questions essentielles concernant la place de la religion dans nos sociétés modernes. Aux Etats-Unis on le sait, il existe toutes sortes de courants, de sectes, de croyances ; partout, le désir de spiritualité augmente, tout comme le besoin de communication comblé (en partie) par les réseaux sociaux (qui sont une religion puisqu’ils relient les gens). Qu’en est-il de la foi, du contact direct ? Y a-t-il une place aujourd’hui pour un nouveau Messie ? Y aurait-il des gens pour se détourner de leur Bible et de leur écran pour écouter un nouveau prophète parler d’amour universel ? C’est ce qu’interroge James Frey dans ce passionnant roman qui réécrit l’histoire du Christ à New York aujourd’hui.

Ben Zion Avrohom a bien des points communs avec un certain Jésus dont le message connut le succès qu’on sait. D’abord, sa conception est entourée d’un certain mystère (mais son père ne sera pas aussi crédule qu’un certain Joseph) ; il nait juif le jour de la destruction du temple de Salomon et dès sa naissance, on décèle en lui quelqu’un de particulier. Sans rien apprendre, il connaitra les textes saints mais aussi de nombreuses théories scientifiques très complexes ; il passera les trente premières années de sa vie à errer (ayant été chassé du domicile familial par son frère à l’âge de quatorze ans) pour revenir sur le devant de la scène en échappant miraculeusement à un accident incompréhensible. Comme Jésus, il fréquentera une secte à la tête duquel se trouve son prophète, Yahya (Jean), qui le baptisera à sa façon. Il sera jeté en prison, poursuivi, interrogé et refusera toujours de reconnaître l’autorité de quiconque. Comme Jésus enfin, il ne se dira jamais Messie, ce sont les autres, ses adeptes, qui le désigneront ainsi.

Qui sont ses adeptes ? Des homosexuels, des putes, des drogués, des Noirs, des pauvres, des moches, des prisonniers : la lie de la société, ceux qui ont raté le train du rêve américain, ceux qu’on montre du doigt ou qu’on fustige. Ben leur transmet un message simple :

Pas de Dieu comme on le croit. Juste la fin. Et tout ce qu’on a dans le monde c’est les autres. Et tout ce qu’on a avec eux c’est l’amour. Et pas l’amour comme une chanson à la con. L’amour c’est juste prendre soin les uns des autres, et se baiser les uns les autres, et de se laisser vivre les uns les autres. Et de se protéger les uns les autres de toute la merde que la vie nous balance. Qui nous arrive parce que c’est la putain de vie, pas parce qu’un faux Dieu imbécile essaie de nous éprouver, ou nous préparer à l’au-delà, ou parce qu’il pense qu’on est assez forts pour le supporter.

Il n’est que peu question dans ce roman des réactions des religions bien installées. Certainement parce que New York doit voir surgir des hurluberlus dans le genre de Ben Zion tous les quatre matins et que les responsables religieux ne s’en préoccupent plus. C’est aux adeptes de Ben que James Frey donne la parole dans un roman polyphonique qui permet de tracer le parcours, le message et le profil de ce Messie moderne. Et Ben convertit tous les gens qu’il rencontre, qu’ils soient ou non croyants à la base : un regard, un mot, un geste et l’amour de Ben pour son prochain illumine et convainc jusqu’aux prisonniers les plus endurcis. Car Ben ne juge pas, ne compare pas, ne condamne pas : il aime tout le monde, tout simplement. Son message, c’est l’amour, qu’il pratique avec les hommes et les femmes, toujours avec respect, générosité et attention (ce qui n’est pas sans rappeler le mouvement hippie, surtout quand tous partent vivre dans une ferme au nord de New York). Il n’y a plus de religion et donc plus d’espoir en dehors de l’homme lui-même.

Je suis ici pour révéler à l’humanité qu’elle va se détruire au nom de la cupidité et de la religion. Qu’il n’y a pas de Dieu pour sauver aucun de nous. Il n’y a pas de Diable pour nous entraîner en Enfer. Que le seul ennemi de l’homme est lui-même, et sa seule chance est lui-même.

Que de responsabilités à endosser tout à coup ! S’il n’y a plus de Diable à incriminer pour nos erreurs alors il faut s’assumer et se prendre en main. Face à l’abime de solitude qui s’ouvre ainsi, se déploie un magnifique chemin de liberté sans plus de soumission à une doctrine qui asservit l’homme par la culpabilité. Par la religion du seul amour, Ben libère l’homme. On retrouve là le message primordial du Christ, celui d’avant qu’il ne soit récupéré pour en faire un instrument de pouvoir, d’oppression, de guerres et de meurtres.

Le message de Jésus n’a pas été entendu par ceux qui l’attendaient pourtant, par les Juifs. Ce sont les pauvres et les parias qui ont transmis sa voix. Aujourd’hui encore, nous dit James Frey, ce message d’amour ne pourrait être accepté si ce n’est par les plus démunis. Il semblerait que la spiritualité dont les gens ont besoin tende au dogmatisme, à l’asservissement volontaire et à l’illusion rassurante. L’homme est prêt à abandonner sa liberté pour entretenir un fantasme de vie au-delà de la mort. Parce qu’il ne supporte pas de n’être rien, il gâche ses quelques années de vie à entretenir un rêve d’éternité.

Il n’y a rien là de révolutionnaire en termes de concepts, mais il est intéressant de bâtir une fiction autour d’un Jésus moderne. La structure narrative choisie est habile et maîtrisée, le style adapté à chaque personnage (et passe aussi par des voix très simplistes), le tout non sans humour. Le roman permet donc une réflexion intelligente sur le besoin de spirituel aujourd’hui et sur la place toujours importante des religions.

James Frey sur Tête de lecture

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Le dernier testament de Ben Zion Avrohom

James Frey traduit de l’anglais par Michel Marny
Flammarion, 2011
ISBN : 948-2-0812-5517-3 – 380 pages – 23.40 €

The Final Testament of the Holy Bible, parution aux Etats-Unis : 2011

29 commentaires sur “Le dernier testament de Ben Zion Avrohom de James Frey

    1. A cause de la polémique ou de la violence de certaines scènes ? Parce qu’il n’y a rien de tel ici (ce Messie-là est inventé, il n’est par revenu pour de vrai 😉 ) et c’est vraiment un bon roman, susceptible de faire oublier les dérapages de l’auteur qui d’ailleurs ne me gênent pas (il a été assez convaincant pour faire croire à une autobiographie, qui a convaincu les lecteurs, alors pourquoi pas…).

  1. Tu me disais à l’époque qu’il devrait te plaire, apparemment tu ne t’étais pas trompée 🙂
    Je l’avais trouvé moi aussi intéressant et surprenant tant par le propos que par la mise en forme. Meme si l’auteur en fait parfois un peu trop, ce livre nous fait réfléchir.

    1. J’ai toujours été attirée par les histoires autours de l’Église, de Jésus, du christianisme. Pas les soupes ésotériques version Templiers ou Da Vinci Code qui ne m’intéressent pas du tout, mais vraiment la construction puis la perte de vitesse de la religion chrétienne, et plus largement la foi, donc les hérésies …etc. Je trouve ça passionnant.

  2. C’est un sujet qui m’intéresse fortement et qui semble bien traité d’après ton billet. La religion est une thématique à double tranchant dans nos sociétés actuelles. Les gens ont souvent des avis très tranchés à ce sujet, sans savoir vraiment de quoi ils parlent.

    1. Ce sont les religions, les croyances qui entrainent ces opinions si tranchées. Les religions sont portées par des fanatiques dans la plupart des cas, sûrs de leur bon droit. Dès le départ, la religion chrétienne n’y a pas échappé : qu’étaient les premiers martyres chrétiens si ce n’est des fanatiques qui sont morts pour une croyance ? Aucune religion n’appelle au respect de celui qui croit différemment, aucune ne prône la tolérance, mais l’exclusion, la conversion d’autrui. Certaines religions (chrétienne, musulmane) connaissent même la guerre sainte. Il me semble pourtant que Jésus était un type bien, à la base. Les choses tournent mal en raison de l’ambition, du désir de pouvoir… Le Ben Zion Avrohom de ce roman incarne un rêve, celui d’un prophète désintéressé, qui n’est qu’amour et dont les disciples prônent le même désintérêt.

  3. je trouve ce que tu en dis intéressant , mais ne me donne pas envie de lire pour autant. je crois que j’en ai un peu assez de penser que la vérité vient du côté des paumés de notre société .Les gens qui ont travaillé toute leur vie ont aussi de la valeur et ils me dépriment moins
    Luocine

    1. Je crois comprendre ce que tu veux dire. Il me semble que beaucoup d’écrivains prennent le parti des laissés-pour-compte pour leur donner la voix qu’ils n’ont pas. Mais c’est la voix que eux, écrivains, imaginent que ces gens auraient s’ils pouvaient s’exprimer… ils y mettent leurs fantasmes (de justice sociale) et leurs propres opinions, qui ne sont pas forcément ceux de ces gens-là. Ceci dit, le self made man triomphant a aussi sa littérature, on peut tous lire Sulitzer 🙂

  4. Le sujet ne me passionne pas vraiment. Je n’avais pas fait le lien avec l’auteur de Mille morceaux. Par contre, la forme du livre est très originale (si je ne me trompe pas)

    1. Tout à fait. Je n’ai pas assez décrit cette très intéressante polyphonie qui donne voix à des personnages très différents, avec un style pour chacun. C’est aussi un des points forts du livre.

  5. Je me demande si on n ‘est pas en train de reprendre l’éternel débat : »des bons sentiments et de la littérature  »
    sauf que je finis par me demander si les bons sentiments d’aujourd’hui ce n’est pas de prendre comme sujet les drogués, les gens en prisons .. si possible les deux
    mais on s’éloigne du livre qui semble intéressant, quand même
    Luocine

    1. C’est vrai, le débat « bons sentiments » = « mauvaise littérature » et sans fin car qui peut dire ce qu’est la bonne littérature ? L’universitaire ? Le critique professionnel ? Les lecteurs ? Ceux-ci sont très différents et il existe donc des littératures différentes, ce qui est au final une bonne chose, car nul n’est tenu de lire des livres qu’il n’aime pas (en dehors d’un cadres scolaire, bien sûr). Ceci dit, ta remarque est très pertinente. Moi qui n’aime pas ce qu’on appelle « les bons sentiments » en littérature, je me demande avec toi si justement, il n’est pas devenu conventionnel, classique et donc quelque peu convenu de traiter des pauvres de nos sociétés modernes et en particulier des oubliés du rêve américain… c’est une intéressante question. Ceci dit, je me demande comment serait accueilli un livre qui dirait en gros « a bas les pauvres, vous vous êtes mis dans la merde, à vous d’en sortir » ? Voilà qui ferait un livre original…

  6. Oui, ce qui est détestable, c’est quand les conflits d’intérêt et la course au pouvoir entrent en jeu. Chacun y va alors de son interprétation d’un texte, d’une parole, pour justifier ses actes, et c’est là que ça dégénère. Résultat, un rejet total de la religion chez la plupart des gens de nos jours, voire même une haine viscérale, une déception ou une simple fatigue du sujet. Adieu paix, tolérance, amour…:)

    1. Ta remarque en appelle une autre : pourquoi pas la paix, la tolérance et l’amour en dehors de toute religion ? L’homme n’est-il que contraint à faire le bien pour s’assurer une vie meilleure que ça soit dans l’au-delà ou sous une autre forme ? L’amour de l’humanité, ou plus simplement le respect d’autrui n’est-il pas envisageable à grande échelle sans référence à une quelconque spiritualité ? L’histoire de l’humanité semble montrer que non, c’est bien triste…

      1. Oui, il ne devrait y avoir de contraintes d’aucune autorité humaine, surtout si celle-ci se base sur des textes qu’elle estime être seule à pouvoir interpréter correctement. Et puis surtout, comment peut-on prôner l’amour, la paix, par la violence? Dans l’histoire de l’humanité, c’est ce qui me fait le plus halluciner, le fait que les gens ne se rendent pas compte de l’absurdité de ce paradoxe.

    1. Il n’y en a pas tant des auteurs provocants, qui créent de vraies polémiques pour faire avancer une idée, pas juste pour se faire remarquer (Frey l’a déjà fait avec son roman précédent). Ils sont précieux.

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