Au tout début de C de Tom McCarthy, le docteur Learmont tente de trouver un moyen d’entrer dans la vaste propriété des Carrefax. Les hauts murs et les jardins labyrinthiques l’en empêchent : impossible de trouver une porte malgré les indications fournies. Mrs Carrefax est pourtant sur le point d’accoucher, de donner naissance à Serge Carrefax, le « héros » de C. Avec un tel titre, on imagine bien un roman original, peut-être complexe. En fait, le lecteur est à l’image de ce docteur Learmont qui cherche un moyen d’entrer comme on entre dans n’importe quelle maison, par la porte principale. Après avoir tourné quelque temps, le lecteur trouve (ou pas) son chemin narratif pour suivre Serge Carrefax de sa naissance (1898) jusqu’en Egypte (1922), en passant par le ciel d’Europe durant la Première Guerre mondiale.
Serge Carrefax naît à la toute fin du XIXe siècle d’une mère sourde qui s’occupe de l’entreprise de soierie familiale (depuis le papillon jusqu’aux draperies) et d’un père, inventeur excentrique à ses heures, qui dirige une école pour jeunes sourds. Grâce à ses méthodes, ils parviennent à parler. Serge a une sœur, Sophie, de quelques années son aînée, passionnée de chimie et de sciences naturelles. Ce qui le passionne lui, ce sont les divers moyens de communication alors en plein développement, du télégraphe au cinéma. Il vit très renfermé, passant des nuits à l’écoute de son émetteur, se fabricant une santé chancelante, une sorte de bile noire qui bouche ses intestins et obstrue sa vue. Il passe quelque temps sur le continent dans une station thermale avant de partir pour l’école d’aéronautique militaire puis le front européen. Ce qu’il racontera de son expérience ? « On est allés là-haut ; on a vu des choses ; c’était bien ».
Rien sur ce qu’on a coutume d’appeler « les horreurs de la guerre », pas plus que sur ses jeux d’enfant, ses amis… sur tout ce qui fait le grain à moudre des romans d’éducation traditionnels. Pas d’émotions, pas de mise en scène des drames familiaux qui jalonnent son enfance jusqu’à l’adolescence (comme le suicide de sa sœur après un probable avortement maison). La vision ici est à la fois instinctive et poétique. La narration se fait au présent de l’immédiateté pour mieux faire partager au lecteur le monde tel que Serge le voit. C’est bien sûr assez déstabilisant et parfois vraiment trop descriptif (comme l’interminable scène du spectacle de fin d’année des élèves de l’école). L’humour n’est pourtant pas absent, notamment lors de la cure thermale qui voit Serge se balader avec des bocaux remplis de ses propres déjections. C’est aussi drôle que symbolique : qu’en est-il du héros de roman réduit à transporter sa propre merde à la vue de tous et de son plein gré ?
Quand Tom McCarthy cite ses maîtres, il fait allusion à James Joyce, Samuel Beckett, Thomas Pynchon ou encore au nouveau roman français. De l’inabordable à l’hermétique, on en arrive à la déstructuration du roman et comme Serge à l’incapacité de figurer une perspective. Thomas McCarthy pourtant est un romancier, il raconte une histoire avec des personnages, une durée. Ce qui trouble le lecteur, c’est qu’il ne s’appuie pas sur les outils traditionnels du roman classique. L’architecture narrative est ici autre, savante, construite autour de la communication (le père qui invente la radio avant la radio, le fils qui passe son temps à transmettre – quoi ?) et de la perte (mort de la sœur, des soldats). Pratiquement, l’alliance des deux conduit aux medium (du bidon), ou à un fil dans la tombe de Sophie, qu’elle peut tirer au cas où elle voudrait signaler qu’elle a repris connaissance…). Communication à tout prix avec les vivants et les morts, l’ironie étant qu’avec ces derniers, impossible de le faire wireless…
Post-moderne ou avant-gardiste, ce roman se prête aux étiquettes que certains théoriciens de la littérature et autres savants du livre se plaisent à apposer. Pour ne pas se perdre peut-être, pour se rassurer et voyager en terrain connu. Si vous préférez l’aventure d’un romanesque sans repère, lisez C, sautez les pages qui vous ennuient et acceptez de ne pas tout suivre. Le lecteur de base n’aura pas tous les codes nécessaires au déchiffrement puis à la compréhension de cet inconfortable roman, mais il peut y consacrer avec plaisir plus ou moins de temps, comme Serge Carrefax rivé à son récepteur, tentant de saisir les signes passant à sa portée : il n’en captera jamais la globalité. Il serait d’ailleurs vain de prétendre déchiffrer le monde, à de telles hauteurs, autant se laisser porter par le son.
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C
Tom McCarthy traduit de l’anglais par Thierry Decottignies
L’Olivier, 2012
ISBN : 978-2-87929-757-6 – 428 pages – 28 €
C, parution en Grande Bretagne : 2010
Plus je lis au sujet de ce roman, plus je m’aperçois qu’il est (plus que) particulier.
Pas le genre de bouquin à lire dans le métro entre deux stations, de toute évidence…
Oui, c’est un livre riche et complexe, qui requiert toute l’attention du lecteur.
bon, nous voilà prévenus … ce que tu ne dis pas c’est pourquoi tu es allée jusqu’au bout de ce livre?
l’écriture?
Luocine
Tout lu oui, mais en laissant passer certainement beaucoup d’allusions et de symboles. C’est un livre qui peut se relire sans aucun problème, d’autant plus qu’il n’est pas complexe à lire car le style est fluide, pas du tout hermétique, c’est l’ensemble qui est difficile à saisir à mes yeux.
ça vole trop haut pour moi… 😉 surtout sur 428 pages !
Je suis dans les Gorges du Tarn. J’aurais pu faire du parapente près de Millau, mais j’ai préféré m’envoler avec ce Tom McCarthy 🙂
Moi aussi j’ai l’impression d’être larguée avant même de commencer… Désolée !
Il faut rester vraiment attentif, c’est vrai, et ce n’est peut-être pas ce qu’on a envie de lire en cette période estivale…
En ce moment je suis plus d’humeur « lectures divertissantes ».:) Ça a l’air bien intrigant en tout cas !
Alors garde cette référence quand tu passeras en mode « lectures complexes » 😉
la traduction du titre n’a pas dû être trop compliquée dans ce cas-ci 😆
(pas frapper SVP)
je tenterais bien l’aventure 😉
Il y a pourtant au détour d’une page un jeu de mots intraduisible avec cette lettre C prononcée à l’anglaise et « sea »…
J’ai peur de m’y perdre. Pourtant tu en parles bien.
Il y a risque de se perdre, mais je crois que ça fait partie du jeu de l’auteur avec son lecteur…
Intéressant mais visiblement pas très facile…
C’est exactement ça.
jolie chronique, j’aime beaucoup ton dernier commentaire. sans jeu de mot, il semble que tu es été beaucoup plus réceptive à ce roman que moi-même, même si je tombe finalement d’accord avec toi. il doit me manquer encore beaucoup de codes, qu’une seconde année en prépa décryptera un peu certainement (ou du moins je l’espère)
Il n’est certainement pas nécessaire de tout décrypter. Je pense que c’est le genre de livre suffisamment intelligent pour laisser la place à plusieurs niveaux de lecture. Tout dépend de la façon dont tu l’abordes : en analyste ou en dilettante…
J’avais adoré son premier roman et vais m’empresser de lire celui ci. Merci pour l’article qui donne très envie!
Je le découvre avec ce titre assez déconcertant. Je vois ces derniers jours qu’il a pas mal de presse, je pense que certains lecteurs seront un peu perdus…
Il fait partie de mes derniers achats, je voulais lire un livre différents, je ne vais être déçue… A cela dit, ton avis ne m’a pas découragé.
Je m’en serais voulu d’avoir découragé quelqu’un. Je surveille ton avis, j’ai vraiment envie de savoir ce que les lecteurs penseront de ce livre.
Ton billet me donne envie de le lire, je le note!
Je te souhaite une bonne lecture.