Des oiseaux plein la bouche de Samanta Schweblin

Des oiseaux plein la bouche

Samanta Schweblin est Argentine. Elle écrit des nouvelles légèrement fantastiques, parfois juste étranges qui laissent le lecteur dans l’inconfortable position de celui que ne comprend pas tout. Inconfortable ou jouissive car le plaisir d’être abusé et trompé d’aussi habile façon n’a d’égal que celui de lire de beaux textes, taillés dans un minimum de mots, comme ceux de Des oiseaux plein la bouche.

Les gens ne sont pas ce qu’ils pensent ou ce qu’ils ont l’air d’être. Enrique (« La mesure des choses ») n’est pas un adulte, mais un enfant dans un corps d’adulte ; Benavides (« La lourde valise de Benavides ») se pense meurtrier puisqu’il a tué sa femme avant de l’enfermer dans une valise, mais il est en fait un artiste de talent ; Nina, la fille du narrateur dans « Des oiseaux plein la bouche » est-elle bien celle qu’il a toujours connue, sa petite fille ? Devenue adolescente, voilà qu’elle se met à manger exclusivement  des oiseaux vivants ; quant au narrateur de « Des têtes contre l’asphalte », difficile de savoir s’il est un psychopathe ou un peintre de génie.

Des gens improbables, on en croise beaucoup dans ce recueil de Samanta Schweblin. Ils surgissent un beau jour (« Le creuseur ») ou disparaissent (« Sous terre ») et tous travaillent à créer cette inquiétante étrangeté propre au fantastique latino-américain où le réalisme du quotidien se mêle à l’incongru pour construire le malaise, voire l’angoisse. Les lieux sont aussi trompeurs comme cette gare (« Vers la joyeuse civilisation ») où Gruner attend un train qui ne s’arrête jamais parce que l’employé qui délivre les billets lui fait signe de ne pas le faire. C’est que Gruner n’a pas de monnaie pour en acheter un, alors il attend, et se rend compte que d’autres comme lui ont attendu, Gong, Gill et Cho, qui forment désormais une grande famille joyeuse avec Pe l’employé et sa femme Fi. Il y a aussi ce bord de route où se retrouvent les jeunes épousées abandonnées de « Femmes désespérées » et une boutique de jouets qui semble sublimer les talents infantile d’Enrique.

Parfois l’étrange touche à la peur, voire l’horreur tant Samanta Schweblin cultive le non-dit. « Dans la steppe » est représentative de cette ambiance oppressante, mettant en scène un couple solitaire, isolé qui chasse quelque chose qui semble précieux, rencontre un autre couple qui lui en a attrapé un, qui les invite chez eux. Les uns sont pressés de voir l’objet de leur convoitise alors que les autres semblent peu enclins à le leur montrer. Mais de quoi s’agit-il au juste? Et de quoi s’agit-il aussi dans « Conserves » ? De la grossesse de la narratrice ou de tout autre chose, peut-être l’inverse ?

Sur ces étonnantes nouvelles de Samanta Schweblin règnent le doute et la cruauté. En quelques mots choisis, l’auteur met en scène le quotidien trivial duquel jaillit l’étrange qu’aucune contingence ne saurait soumettre. Il n’est de bonheur, d’amour ou de logique pour venir à bout d’univers qui s’éloignent imperceptiblement des repères habituels. Il n’y a qu’à se résoudre à la toute puissante de l’incompréhensible et de l’absurde : les personnages en pâtissent tandis que le lecteur s’en réjouit.

Samanta Schweblin sur Tête de lecture

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Des oiseaux plein la bouche (Pájaros en la boca, 2010), Samanta Schweblin traduite de l’espagnol (argentin) par Isabelle Gugnon, Seuil, mai 2013, 235 pages, 20€

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