Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre

Au revoir là-hautLa scène inaugurale de Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre lie le sort de trois personnages. Trois hommes qui ne se connaissaient presque pas et qui après le 2 novembre 1918 verront leurs destins inextricablement liés (lire cette première scène).

C’est la fin de la guerre : tout le monde le sait, un armistice est en cours, il n’y a qu’à attendre. L’ambitieux lieutenant Pradelle veut profiter des derniers jours pour décrocher le grade de capitaine en libérant la cote 113. Il envoie deux soldats en repérage. Et leur tire dans le dos afin d’attiser la rancœur de leurs camarades, de les motiver pour cette ultime victoire qui lui rapportera des galons. Personne n’a rien vu. Sauf que durant ledit assaut, le soldat Albert Maillard découvre les corps de ses camarades et comprend. Le lieutenant Pradelle s’approche de lui et le précipite dans un trou d’obus, d’un coup d’épaule. Au loin, le soldat Edouard Péricourt voit la scène et décide d’aider son camarade qui vient d’être enseveli vivant dans le trou. Péricourt sauve Maillard mais se prend un éclat d’obus qui lui emporte la mâchoire inférieure. Pradelle assiste de loin à la scène.

Chroniques : l’adaptation ciné d’Albert Dupontel et l’adaptation en bande dessinée de Christian De Metter.

Dès lors, Albert Maillard veillera sur Edouard Péricourt comme sur son propre enfant. A l’hôpital, il fera en sorte qu’il ait toujours de la morphine pour apaiser ses souffrances. Pour qu’il soit transféré, il lui procure les papiers d’un autre soldat et fait passer Edouard pour mort (avec lettre à la famille, tombe…). Après la démobilisation, ils vivront ensemble, Edouard ne sortant jamais car il a refusé toute greffe et fait peur à voir. Ils partagent une même misère mais Edouard est bien décidé à en sortir. Grâce à ses talents de dessinateur, il décide de monter une arnaque aux monuments aux morts.

Pradelle (d’Aulnay-Pradelle en fait), le troisième personnage principal d’Au revoir là-haut, n’a pas de souci : le vainqueur de la cote 113 a épousé la sœur d’Edouard, très riche héritière du très riche Péricourt, homme d’affaires très influent. Il se lance dans le négoce très juteux des cimetières de guerre : il s’agit de donner des sépultures décentes aux milliers de héros morts pour la France, de les sortir des charniers pour les regrouper dans de vastes cimetières. L’Etat lance des appels d’offre que Pradelle remporte puis remplit en s’enrichissant largement.

On connaissait Pierre Lemaitre pour ses polars bien ficelés et angoissants. Le roman historique lui sied également, d’autant plus qu’il adopte un ton cynique qu’il manie très bien. C’est que Pierre Lemaitre s’attaque avec Au revoir là-haut à la face obscure de l’après-guerre, cette période durant laquelle les héros qu’on glorifie morts, ne sont vivants que des hommes dans le besoin dont on préférerait ne plus parler, auxquels on ne paie pas leurs pensions (leur misère sociale est ici évidente, les vainqueurs deviennent les perdants une fois la guerre finie). Ceux qui s’en sortent, ce sont les riches, les hommes de pouvoir et d’influence qui peuvent marcher sur les autres car la vie humaine est sans importance à leurs yeux.

Aucun des personnages de Au revoir là-haut n’est aimable, même pas Albert qui profitant de l’arnaque aux monuments aux morts se fera escroc. Pradelle est bien sûr le plus pourri de tous, il affiche son mépris des autres, érigeant son bien-être personnel en loi. On le déteste facilement mais son portrait n’en est pas moins fouillé. Ma préférence va à Joseph Merlin, très obscur fonctionnaire au bord de la retraite et de l’oubli. Grandiose dans son insignifiance, ce personnage moins que secondaire touche à l’inoubliable. Et j’aime les auteurs qui prennent soin de peaufiner les moindres personnages. Il faut dire que Pierre Lemaitre a le don du portrait. Voici celui du général Morieux, après-guerre :

Le général Morieux paraissait au moins deux cents ans de plus. Un militaire, vous lui retirer la guerre qui lui donnait une raison de vivre et une vitalité de jeune homme, vous obtenez un croûton hors d’âge. Physiquement, il ne restait de lui qu’un ventre surmonté de bacchantes, une masse flaccide et engourdie sommeillant les deux tiers du temps. Le gênant, c’est qu’il ronflait. Il s’effondrait dans le premier fauteuil venu avec un soupir qui ressemblait déjà à un râle, et quelques minutes plus tard sa  brioche commençait à se soulever comme un Zeppelin, les moustaches frissonnaient à l’inspiration, les bajoues vibraient à l’expiration, ça pouvait durer des heures. Ce magma prodigieusement inerte avait quelque chose de paléolithique, très impressionnant, d’ailleurs personne n’osait le réveiller. Certains hésitaient même à l’approcher.

Il y a une verve dans cette écriture, un style proche parfois de l’oralité, avec apostrophe au lecteur, qui confère beaucoup de dynamisme au roman. C’est le cynisme surtout qui emporte l’adhésion, cette façon dont trafics et « mercanti de la mort » sont décrits avec humour et détachement : dans Au revoir là-haut, Pierre Lemaitre prend un évident plaisir à décrire tous ces faux-culs, les profiteurs de l’après-guerre qui se targuent de morale alors qu’ils n’en ont pas. Un point de vue très original sur la Grande Guerre et ses conséquences, sur une France victorieuse Qui préfère les morts aux vivants.

Deux mois et demi après cette chronique, Au revoir là-haut a obtenu le prix Goncourt 2013.

Pierre Lemaitre sur Tête de lecture – Thématique Première Guerre mondiale.

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Au revoir là-haut

Pierre Lemaitre
Albin Michel, 2013
ISBN : 978-2-226-24967-8 – 566 pages – 22.50 €

61 commentaires sur “Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre

    1. Tu peux te lancer dans cette lecture sans problème. Quand j’ai entendu l’auteur lire les premières lignes du roman, j’ai tout de suite compris que la tonalité me plairait. Et il la tient tout du long.

    1. Celui est dans un autre genre mais vraiment réussi aussi (sauf que Robe de marié, le premier roman de Lemaitre que j’ai lu, ne m’avait pas bien emballée : j’ai bien fait de persévérer).

  1. J’avais repéré ce titre dans la rentrée littéraire, c’est la première critique que je lis. Plus de doutes maintenant, je vais le lire. Le sujet m’intéresse beaucoup et aborde un aspect sans doute moins connu, celui de l’après-guerre, surtout la Première. Et il semble que Pierre Lemaitre dresse des portraits d’hommes sans complaisance. Cela me fait penser, sur un autre thème, à La chambre des officiers, et le sort des Gueules cassées.

    1. Sans trop vouloir en dévoiler sur l’intrigue, l’un des personnages est justement une gueule cassée. Et en effet, le moins qu’on puisse dire c’est que le regard de Pierre Lemaitre n’est pas complaisant.

  2. Je n’ai jamais lu les polars de Pierre Lemaître, mais celui-ci m’intéresse, tu penses ! Je vais attendre la sortie poche, ce n’est pas pressé… 😉 (Je suis en train de me constituer, au hasard des rencontres en librairie, une belle pile de romans 14-18.)

  3. Comme beaucoup, j’ai lu « Robe de marié » et « Alex ». De part son auteur, et ce genre auquel il s’attèle, c’est le seul livre de la rentrée que j’ai repéré, moi qui ne suis pas cela de très près. Et ton avis me tente beaucoup. A découvrir donc !

    1. Il parait que son précédent roman, un polar, n’était pas si bien. Il était temps qu’il arrête ce genre, en tout cas, le roman historique lui va très bien.

    1. J’ai trouvé Alex très réussi, c’est pour ça que je me suis dit que je relirai l’auteur. Et aussi, il faut bien le dire, parce que quand j’étais bibliothécaire, j’ai assisté à un stage dont Pierre Lemaitre (qui ne s’appelle pas comme ça), était le formateur. Quand j’ai lu Robe de marié (le premier pour moi) puis ensuite regardé une vidéo où il présentait ce livre, ça m’a fait un choc, j’ai mis un certain temps à me souvenir dans quel cadre je l’avais connu (je ne suis pas physionomiste…). Et du coup, j’aime bien suivre ce qu’il écrit.

  4. J’ai aimé les deux livres que tu cites et j’ai vu que celui-ci était déjà mis en valeur par des lecteurs exigeants comme toi: j’ai bien l’intention de le lire par conséquent! J’ai même hâte!

  5. « Robe de marié » ne m’avais pas particulièrement emballée, mais je vois que c’était pareil pour toi. Le thème de celui-ci est très tentant, alors pourquoi pas.

  6. On parle beaucoup de ce roman mais j’attendais un avis de blogueuse, le tien est le premier que je lis. Je n’avais plus envie de lire les polars de cet auteur mais je vais lire ce roman qui en plus tente mon mari, lui qui n’est pas du tout un grand lecteur.

    1. Le regard très critique porté sur l’époque et le ton humoristique, souvent cynique plaira en France, je crois car on aime ces deux choses. Et en plus, l’histoire se tient, les personnages sont de vrais personnages romanesques, alors je ne doute pas que Au revoir là-haut plaise à un très large public (malgré le nombre de pages).

  7. Bonsoir Sandrine, quand j’ai vu le nom de l’écrivain, je me suis demandée si c’était le même que l’auteur de Robe de marié et Travail soigné, et bien oui. Je serais curieuse de lire ce roman qui faisait partie de la sélection du prix du roman Fnac (un de plus). Pierre Lemaître était présent à la remise du prix et il discutait en particulier avec Sylvie Germain. J’ai réussi à les prendre en photo mais ce n’était pas facile avec tellement de brouhaha et de gens autour. Bonne soirée.

  8. Ce billet confirme ce que j’ai pu lire ici ou là et pourtant, j’ai encore des doutes. Je ne suis pas sûre d’aimer le style.
    Quant au sujet, avec le centenaire de la Grande Guerre, j’ai l’impression qu’on ne parle déjà plus que de ça… en plus héroïque bien sûr !

    1. Tu as raison, beaucoup de choses s’organise déjà autour du Centenaire qui ne devrait se fêter que dans un an… à mon avis, certains vont être gavés avant cette date… Quant au style de ce roman, il est cynique, il faut aimer ce ton persifleur et très critique…

    1. Moi aussi je l’espère, car c’est un roman romanesque au meilleur sens du terme, avec du souffle, des personnages très bien construits, un contexte et un style : tout ce qu’il faut.
      Bienvenue sur ce blog !

  9. Je partage ton analyse Sandrine. Ce roman est excellent. Superbement construit. On sent bien l’auteur de polars, habitué à la maîtrise du suspense. A mi-chemin entre Japrisot et Vercel. Et prix Goncourt!

    1. Pierre Lemaitre est en effet très habile pour dépeindre des personnages et ne tombe pas dans la facilité. Je ne suis pas prête d’oublier Joseph Merlin, mon préféré !

      1. C’est vrai, Merlin est une belle incarnation, et le vieux Péricourt m’a beaucoup plu aussi ! Merlin m’a fait penser au personnage principal de L’Homme au marteau de Jean Meckert 🙂

    1. Jusqu’au bout on se demande ce qu’il va faire, quel sera son choix : un personnage vraiment très original. D’ailleurs Lemaitre a vraiment un don pour mettre en scène des personnages très consistants, inoubliables en effet.

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