Boyd Hakluyt, australien et narrateur de La ville est un échiquier, est régulateur de trafic, un des meilleurs dans sa branche. Les plus grandes villes du monde le réclament pour qu’il trouve une solution à l’encombrement de plus en plus invivable des centres urbains modernes. Le voilà qui arrive à Aguazul, pays (fictif) d’Amérique du Sud, et plus particulièrement à Ciudad de Vados, sa capitale.
Ciudad de Vados, du nom de Vados, président d’Aguazul depuis vingt ans et maire de la ville qui porte son nom. Cette ville, il l’a voulue et conçue comme d’autres un enfant. Elle n’existait pas dix ans auparavant et compte désormais un demi-million d’habitants. Ses slogans : prospérité, succès, progrès. Dès son arrivée, Hakluyt constate que c’est une ville moderne, géométrique, rutilante. Il existe cependant une certaine forme d’opposition qui se concentre autour des bidonvilles.
Hakluyt comprend assez vite qu’il n’a pas été engagé pour réguler le trafic automobile de Ciudad de Vados, mais pour régler un problème social et humain. Car la ville n’a pas été construite sur rien comme le prétend son président. Il y avait là des Indiens qu’on a chassés et dont on a détourné les ressources en eau. Ils ne peuvent plus vivre dans leurs villages, et voués à la famine, ils sont venus s’entasser à Ciudad de Vados. Mais voilà, ils font taches dans le paysage bien propret de la pimpante capitale.
De très nombreux personnages vont s’affronter sur la scène de La ville est un échiquier. La « lutte entre les Nationaux et les Citoyens, entre les gens du pays et les gens naturalisés, entre Vados et Diaz », son principal ministre se fait de plus en plus intense au fur et à mesure que Hakluyt concrétise son projet. Car il a bien l’intention de faire le travail pour lequel il a été engagé puis de quitter le pays, comme il le fait toujours. Mais ce détachement qui confine à l’indifférence va être entamé par la prise de conscience progressive d’être manipulé. Les passions s’exacerbant, il devient de plus en plus difficile de ne pas prendre parti. Et si Aguazul subissait plus qu’un gouvernement autoritaire éclairé ? Et si les échecs, sport national, était plus qu’une passion commune à tous les habitants ?
John Brunner met en lumière les manœuvres politiques, la corruption d’Etat. Et si les habitants de Ciudad de Vados ont l’air si satisfaits de leur sort c’est qu’ils ne sont plus que des pions. Vados n’apparait comme rien d’autre qu’un « dictateur arrogant qui gouverne un peuple en état d’hypnose », manipulé entre autres par des images subliminales diffusées à la télévision. Hakluyt, naïf au départ, apprend tout ça mais ne se scandalise pas. Il s’emploie à ne pas se sentir concerné, à rester en dehors de débats dont il va pourtant bientôt être le centre. Le personnage, bien que narrateur, en devient antipathique, son absence d’engagement confinant bientôt à la lâcheté.
John Brunner écrit La ville est un échiquier en 1960. Dans une postface, il explique que son intrigue s’appuie sur une véritable partie d’échecs jouée en 1892 à La Havane. Je ne suis pas joueuse et n’ai pas su apprécier les implications du jeu dans la fiction. Ce qui a beaucoup plus retenu mon attention, c’est le thème de la ville du futur. John Brunner souligne les erreurs manifestes qui vont entrainer l’échec du projet utopiste de ville idéale : la ville se débarrassent des autochtones et pillent leurs richesses ; elle repose sur la distinction sociale ; elle se construit en fonction de l’humain et non du milieu ; elle se coupe du reste du pays ; elle est artificielle, tant dans sa conception que dans son développement…
Les projets de villes du futur ne manquent pas. En Corée, dans les Emirats arabes unis, en Inde : partout des villes hyper technologiques sortent de terre. Aussi factices que Ciudad de Vados, aussi hostiles à l’autochtone, aussi peu soucieuses de s’harmoniser au milieu. Des ghettos pour riches qui s’entourent de hauts murs. A Migaa, près de Nairobi au Kenya, la ville nouvelle et fermée haut de gamme compte « un hôpital privé, un centre de conférences, des centres commerciaux et un parcours de golf de 80 hectares »*. Mais fort malheureusement, les populations quittent leur campagne pour venir s’entasser dans les bidonvilles alentour. Elles cherchent du travail mais on n’a rien prévu pour elles… Combien de temps supporteront-elles de ne pas profiter du gâteau que d’autres dévorent sous leurs yeux affamés ?
La ville est un échiquier a été écrit il y a plus de cinquante ans, mais malheureusement, aucun des concepteurs actuels de villes « modernes et intelligentes » ne sait lire…
*renseignements et citations sur Migaa sont tirés d’un article de Courrier international n°1213 (30 janvier-5 février 2014) intitulé : « Bienvenue dans les villes du futur ».
La ville est un échiquier (The Squares of the City, 1965), John Brunner traduit de l’anglais par René Baldy, Le Livre de poche, 1977, 446 pages, épuisé dans cette édition
Aujourd’hui les centres urbains se vident et cela provoque des temps de transport dans les zones périphériques qui sont loin d’être analysés intelligemment.