Sur le rivage de Rafael Chirbes

sur le rivage ok.inddTout commence comme dans un roman noir, avec la découverte dans un marécage d’un cadavre putréfié que se disputent deux chiens. Le lecteur s’attend dès lors à la police, à une enquête, au moins à l’identité du mort. Rien de tout ça ne s’amorce dans les pages suivantes et il est bientôt évident que Rafael Chirbes ne nous a emmenés dans ces marécages que pour mieux nous désorienter.

Car Esteban, le narrateur de Sur le rivage, est bien vivant. En quelques cinq cents pages, il déroule sa vie dans une logorrhée intarissable qui, de digressions en anecdotes, construit le portrait d’un homme et à travers lui, d’un pays. Il serait dès lors vain de reconstituer chronologiquement la vie de cet homme de soixante-dix ans puisque Chirbes choisit le portrait fragmenté. Vain aussi parce qu’il n’est pas uniquement question d’Esteban : à travers lui se dessine aussi son père, ce vieil homme dont Esteban doit prendre soin puisqu’il vit avec lui.

Esteban est le fils d’un homme détruit par la guerre civile et la dictature : la guerre a anéanti ses rêves en interrompant ses études à l’Ecole des arts et métiers. Il s’est battu, s’est caché puis s’est dénoncé, a fait de la prison puis a passé le reste de sa vie à se méfier de tous ses voisins qui profitaient sans scrupules et vivaient au mieux ces temps de dictature. Cet homme tellement brisé est passé à côté de sa vie, aucun de ses fils n’a concrétisé ses rêves, il ne les a pas aimés. On comprend plus encore du père en écoutant le fils qui par touches successives se dévoile : le père mal aimant, le grand amour parti, l’éloignement et la rapacité des frères et soeur…

Portrait intime de deux hommes, Sur le rivage est aussi un portrait de l’Espagne d’aujourd’hui, celui de la crise économique qui met les hommes au chômage. La menuiserie familiale vient de fermer, Esteban ne peut plus payer ses employés qui s’expriment eux aussi de loin en loin. Ils disent toutes leurs difficultés pour vivre aujourd’hui. D’autant plus amères que certains profiteurs ne sont plus là, ceux que se sont remplis les poches  notamment grâce au boom immobilier. C’est justement un certain Pedros, entrepreneur en faillite, qui a disparu avec les investissements d’Esteban qui a son tour se retrouve en faillite. Pedros est-il le cadavre du marécage ? On l’avait presque oublié celui-là…

L’écriture de Rafael Chirbes n’est pas facile d’accès. Le discours d’Esteban est très compact, il ne laisse pas le lecteur respirer, le prend au cou pour l’asphyxier. Il ne connait ni les paragraphes ni la ponctuation traditionnelle des dialogues (tirets, retours à la ligne, guillemets…). Les locuteurs se mêlent et pourtant jamais le lecteur ne se perd : cette porte ouverte sur les souvenirs se traduit par une déconcertante fluidité. Un peu comme si dans le flot du temps, le lecteur sautait d’un rocher affleurant à un autre, procédant par bonds sans faux pas jusqu’à destination.

Rafael Chirbes a ce don de faire revivre par le verbe d’un personnage l’existence de plusieurs autres, de l’immigré marocain au spéculateur richissime en passant par toutes sortes de profiteurs ou bien tout simplement de gens qui essaient avec plus ou moins de scrupules de se sortir de la crise. Et parce qu’une telle situation économique ne nait pas tout à coup, il convoque le passé et les générations qui ont fait du pays ce qu’il est aujourd’hui.

L’écriture exigeante de Rafael Chirbes récompense donc largement son lecteur attentif.

Sur le rivage 

Rafael Chirbes traduit de l’espagnol par Denise Laroutis
Rivages, 2015
ISBN : 978-2-7436-2948-9 – 509 pages – 24 €

En la orilla, parution en Espagne : 2013

18 commentaires sur “Sur le rivage de Rafael Chirbes

  1. voilà un bien curieux roman d’un auteur que je ne connais pas du tout. J’aime ce genre de construction littéraire. Je n’irai pas tout de suite courir l’acheter car j’en ai trop à lire en ce moment, mais je me le note et j’attendrai sa sortie en poche. Je commence à prévoir les bouquins que je compte lire pendant mes vacances estivales, seul moment où je peux lire autre chose que du roman policier 🙂 Amitiés

    1. C’est un auteur qui à chaque fois qu’un livre est traduit comble ses lecteurs, mais je crois qu’il ne sont malheureusement pas très nombreux de notre côté de Pyrénées…

  2. Je découvre ici le thème de ce nouveau livre de cet auteur dont j’avais particulièrement aimé « La belle écriture » … Paradoxalement, le thème ne m’en tente pas trop, un poil trop contemporain ? Et puis, tu ne semble pas vraiment enthousiaste …

    1. Tu as trouvé la raison toute seule : si ce livre n’avait pas été écrit par un auteur espagnol, je ne l’aurais pas lu. Très contemporain en effet, trop pour que je sois totalement séduite car j’aime que la littérature m’emmène ailleurs, loin du moment et du quotidien. Ceci dit, je ne peux que constater la maîtrise narrative et stylistique de Chirbes.

      1. Vu que ton livre n’est pas sur la liste biblio, j’ai noté l’écriture suite au message qu’Athalie a écrit juste avant moi

    1. C’est vrai que ce n’est pas facile au premier abord et pourtant, c’est assez hypnotique : le lecteur est pris, aspiré dans le discours qui reste très cohérent malgré les digressions. C’est très maîtrisé.

    1. C’est surtout surprenant les premières pages… mais Rafael Chirbes sait saisir son lecteur pour l’emporter ensuite sans mal dans ce discours fleuve. On se rassure même à trouver tout ça très fluide 😉

  3. Ce que tu dis de l’écriture et de la construction me tete mais le sujet moins, disons que si je le trouve à la bibli, ça pourrait le faire 🙂 j’aime bien découvrir les auteurs hispanophones grâce à toi 🙂

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