Le rapport Pilecki, sous-titré déporté volontaire à Auschwitz 1940-1943 est un document exceptionnel, traduit pour la première fois en français. Tout d’abord et avant tout par le courage et la grandeur de Witold Pilecki qui voulut devenir prisonnier à Auschwitz et se fit rafler pour y développer un réseau d’assistance et de résistance. Ensuite parce qu’il y entra à l’automne 1940, c’est-à-dire dans les tout premiers temps du camp, encore mal renseignés : son témoignage, écrit en 1945 sur ordre de ses supérieurs, s’avère essentiel pour l’histoire du camp et de la résistance.
Venir en aide aux prisonniers
Dès l’automne 1939, Pilecki fonde un groupe militaire à Varsovie pour lutter contre les nazis. Quand à l’été 1940, il demande à intégrer Auschwitz, c’est pour mettre en place un réseau de résistance qui consiste à « établir une organisation militaire pour maintenir le moral des compagnons de captivité en fournissant et en répandant des informations de l’intérieur« . C’était à l’époque essentiellement un camp de prisonniers polonais qui travaillaient à son extension et à l’aménagement de bâtiments existants. Au printemps 1940, Auschwitz a pour buts de : « terroriser la population polonaise, détruire les élites et, à partir de 1941, fournir une main d’œuvre esclave à certaines entreprises allemandes« .
Pilecki se fait observateur de l’intérieur de l’organisation du camp, de son fonctionnement dont il décrit la misère, les mauvais traitements, la cruauté des kapos, la faim, la maladie (il est lui-même victime du typhus), les poux. Petit à petit, il intègre des membres à son réseau, qui eux-mêmes en recrutent d’autres. C’est ainsi qu’à terme, l’hôpital pour détenus (HkB) devient « le siège de la résistance organisée du camp » : tout le personnel polonais fait partie du réseau de Pilecki et ainsi abrite les plus affaiblis et exécute les mouchards de la Gestapo.
Il cherche à ce que les membres de son réseau circulent plus librement dans le camp afin d’échanger des informations, intègrent certains kommandos plus stratégiques (électriciens pour écouter la radio, les ateliers de soudage…). En février 1942, quasi tous les kommandos ont été infiltrés. D’un point de vue pratique, il obtient pour les membres de son réseau plus de nourriture, des vêtements supplémentaires, des affectations moins pénibles. Il parvient à faire sortir des informations sur le fonctionnement du camp. Le premier rapport envoyé par Pilecki arrivera à Londres en mars 1941.
La force et la détermination de Pilecki
Pilecki souffre comme tous les autres prisonniers et pourtant il déclare : « Je me sentis dans un environnement parfait pour commencer mon travail et j’ai découvert en moi une sorte de substitut à la joie…« . C’est qu’il est là pour quelque chose qui vaut la peine : aider et soulager les hommes. Il ne peut faire preuve de faiblesse : pour soutenir le moral des autres, il doit toujours afficher sa détermination, et « une mine réjouie« . Il ne doit pas faiblir ni se lamenter : « par mon comportement, je devais suggérer que nous pouvions réussir dans les objectifs fixés« . Il se sent pourtant faible quand il est malade et dévoré par les poux. Il est par ailleurs tout à fait conscient de la dangerosité de ce qu’il fait : « Le jeu que je jouais à Auschwitz était dangereux. Cette phrase ne reflète pas la réalité : en fait, j’avais dépassé largement ici ce que, sur Terre, on appelle dangereux. » Il écrit par ailleurs : « je suis et j’ai toujours été croyant« .
Pilecki travaille d’abord dans le kommando chargé de terminer la construction des fours crématoires qui permettront aux nazis dans un premier temps de brûler les corps des prisonniers morts sous les coups ou à la tâche. Dans ces premiers temps d’Auschwitz, tous les prisonniers travaillent à la construction du camp. Lui travaille aussi à la destruction des habitations polonaises environnantes afin de construire les logements et jardins des officiers SS. Puis à l’arrivée de l’hiver, il parvient à travailler quelques temps à l’atelier de menuiserie, à la tannerie, au tri des colis et donc à être au chaud : la principale préoccupation est en effet de préserver le corps pour qu’il résiste. Les postes de travail abrités sont donc les plus convoités par les prisonniers :
Le meilleur poste de travail abrité était la porcherie, la nourriture donnée aux porcs étant plus copieuse et nettement meilleure que celle qu’on nous donnait. Les porcs recevaient les restes de nourritures des « surhommes ». Les prisonniers qui avaient la chance d’être porchers mangeaient une excellente nourriture volée aux cochons.
Il faut agir…
Il sait que de très nombreux Juifs arrivent par convois entiers de toute l’Europe. Triés à l’arrivée, seuls 20% sont déclarés aptes au travail, les autres sont immédiatement dirigés vers Birkenau et gazés sans être inscrits sur les listes. Des femmes arrivent également en grand nombre, jusqu’à devenir le deuxième camp de femmes du système nazi. En majorité des Slovaques et des Françaises. Des expériences médicales sont menées sur les prisonniers et les prisonnières, notamment sur la reproduction.
En 1942, le réseau de Pilecki compte jusqu’à huit cents membres et tous attendent l’ordre de lancer l’insurrection car elle ne peut avoir lieu sans un appui extérieur. Pilecki est certain que son organisation est alors apte à prendre le contrôle du camp. Mais l’ordre ne viendra jamais.
A partir de 1943, de nombreux Polonais sont envoyés dans d’autres camps. Pilecki ne veut pas partir, pour ne pas avoir à recommencer tout un nouveau réseau de résistance ailleurs. Il parvient à se faire exempter plusieurs fois mais il y a tant de Polonais qui partent que son réseau perd beaucoup trop de membres. Pilecki décide de s’évader après 947 jours d’emprisonnement. Il y parvient et attend des ordres de Varsovie pour être autorisé à attaquer le camp, conjointement à un soulèvement des prisonniers. Pilecki ne cesse de demander une attaque armée du camp qui ne se fera jamais. Toujours en lien avec la résistance, il aide les familles de prisonniers, vivants ou morts. Et sur demande, il rédige ce rapport qu’il refusera de voir par la suite publié aux Etats-Unis, car il ne veut en aucune façon faire de l’argent avec ces morts.
De multiples pistes de réflexion
C’est avec étonnement qu’on lit les lignes suivantes. Alors qu’il explique que le sort qu’ils subissent tous est plus difficile à supporter au printemps, alors que la nature est belle et généreuse, il écrit qu’en allant à la tannerie, les prisonniers croisent « de jeunes couples marchant aux alentours et goûtant le charme du printemps » ou « des femmes promenant tranquillement leur bébé dans un landau ». On comprend donc que des gens se promenaient autour du camp malgré l’odeur de cadavres qui brûlent et la désolation qui règne autour (les nazis ont fait évacuer puis raser toutes les habitations autour du camp).
En postface, Annette Wieviorka explicite les reproches parfois adressés à Pilecki et à son réseau de résistance : aider les Polonais et eux seuls. Les membres obtiennent peu à peu des postes favorisés et utilisent leur position pour améliorer le sort de leurs compatriotes qui, s’ils ont survécu, témoignent en faveur de ce réseau. Mais de très nombreux autres prisonniers témoignèrent de leur totale ignorance d’une telle sorte de réseau d’entraide, n’en ayant jamais bénéficié.
75 000 Polonais furent tués à Auschwitz. Il y en aurait eu plus sans Pilecki et son réseau.
Un ouvrage pédagogique
Terminons en soulignant que Champ Vallon ne livre pas le texte brut. L’éditeur a pris soin de contextualiser ce rapport et d’expliciter simplement tout ce à quoi Witold Pilecki fait allusion grâce à des encarts explicatifs. Le texte est donc accompagné de notices qui expliquent aux moments opportuns en quoi consistait l’argot du camp, qui était Gerhard Palitzsch, comment étaient traités les enfants, les tziganes, comment se comportaient les Français (largement détestés)… etc. A ces encarts s’ajoutent des notes de bas de page et une introduction d’Isabelle Davion qui rappelle la place et le rôle de la Pologne dans la Seconde Guerre mondiale. Le lecteur n’est pas laissé à ses seules connaissances.
Il n’est pas besoin de souligner à quel point un tel homme force l’admiration, le respect et l’humilité. Pourtant, le régime communiste polonais, contre lequel il lutta, le condamna à mort et le fit exécuter à Varsovie, sa ville, en mai 1948.
Le rapport Pilecki: déporté volontaire à Auschwitz 1940-1943
Witold Pilecki traduit du polonais par Urszula Hyzy et Patrick Godfard
Champ Vallon (Epoques), 2014
ISBN : 978-2-87673-955-0 – 324 pages – 25 €
Quel homme !
C’est le moins qu’on puisse dire…
je connaissais son nom et son histoire pour l’avoir lu dans une revue d’histoire mais là il y a vraiment tout le parcours et la fin totalement tragique : échapper au camp pour être fusiller sans doute comme traitre comme tous les polonais et Russes qui après guerre furent fusiller ou envoyer au Goulag pour avoir résister, les soviétiques avaient très peur qu’ils se révèlent résistants aussi vis à vis du régime
Il a en effet été accusé d’espionnage (et de bien d’autres choses) à l’encontre de la République populaire de Pologne, ce qui était exact puisqu’il n’a cessé de lutter pour une Pologne libre. Les communistes ont ensuite tout fait pour qu’il soit oublié (on ne sait pas où il a été enterré après son exécution) ; il a fallu attendre 1990 pour qu’il soit justement considéré comme un héros national (il n’est plus de villes aujourd’hui qui n’aient sa rue Pilecki).
Je ne connaissais absolument pas : quelle histoire!
A part les spécialistes, personne ne le connaissait avant tout récemment. Ce livre a été présenté aux Rendez-Vous de l’Histoire de Blois l’automne dernier par Joël Cornette (qui a dirigé sa publication, bien qu’il soit moderniste), Annette Wieviorka et Isabelle Davion (responsable de l’appareil critique) : passionnant !
Encore un grand homme que l’on sort de l’ombre pourle porter à la connaissance des ignares que nous sommes
On en apprend en effet beaucoup dans cet ouvrage, notamment sur l’héroïsme et l’humilité. Ce type a failli mourir x fois, il s’est sacrifié pour aider son prochain, et jamais, jamais, jamais il ne se targue de courage, d’abnégation ou de dévouement. Il y a des gens qu’on exclurait volontiers du genre humain en raison de leur inhumanité (cruauté, méchanceté), mais lui aussi se place clairement au-dessus du lot, au-dessus de la compréhension commune…
Moi non plus, je ne connaissais pas son nom. J’ignorais même qu’il y ait eu des réseaux de résistance constitués dans les camps.
C’est un livre qui nous apprend beaucoup, sur la résistance dans les camps justement. Et présenté sous la forme d’un témoignage comme celui-là, c’est très accessible.
Bonjour,
Sur les commentaires de ton billet sur Yann Karski en octobre 2013, on en avait parlé : « Le volontaire » « l’homme qui organisa la résistance à l’intérieur d’Auschwitz » de Marco Patricelli.
Oui c’est vrai, je ne m’en souvenais plus. C’est bien qu’aujourd’hui on puisse lire son rapport.