Les ombres de Katyn de Philip Kerr

Les ombres de KatynRevoilà Bernie Gunther, le flic de Philip Kerr. Sauf qu’il n’est plus flic, plus commissaire mais officie au Bureau des crimes de guerre. On est en 1943 et ça pourrait ressembler à une blague de mauvais goût ce Bureau, sauf qu’il s’agit de la Wehrmacht qui compte dans ses rangs bon nombre d’opposants au nazisme qui tiennent Hitler pour ce qu’il est : un fou sanguinaire qui déshonore l’Allemagne de ses crimes. Et l’armée.

Il n’est bien sûr pas possible pour ces opposants d’affronter directement nazis et Gestapo. Par contre, comploter et fomenter des attentats sont parmi les principales occupations des officiers à particule qui sont, inexplicablement, bien moins chanceux que le Führer. Et naïfs au point de croire que la Justice peut encore avoir droit de cité dans cette guerre-là.

Gunther est envoyé à Katyn, dans les environs de Smolensk où des soldats allemands ont découvert des os humains qui pourraient faire partie d’un charnier. Pas emballé par la mission, Gunther doit faire contre mauvaise fortune bon cœur puisque que c’est le ministre de la Propagande qui le lui demande, Goebbels en personne. Car ce dernier ne se tient plus de joie à l’idée d’avoir mis la main sur un massacre perpétré par les Soviétiques, devenus ennemis du Reich et qui lui ont imposé une défaite ignominieuse à Stalingrad. Il va pouvoir montrer au monde entier que les Alliés comptent dans leurs rangs un monstre sanguinaire.

Il va juste falloir s’assurer de quelques détails, comme par exemple que les morts sont bien ces officiers polonais portés disparus depuis le début de la guerre et non des Juifs abattus par les einsatzgruppen…  Et Gunther découvre effectivement des preuves. Il voudrait en utiliser certaines pour discréditer le rôle de l’Allemagne dans le déclenchement de la guerre, il voudrait dénoncer ces nazis qu’il déteste, mais sans y perdre trop de plumes. En gardant si possible sa tête sur ses épaules.

On peut se demander a priori où va Philip Kerr avec une enquête sur Katyn : on sait depuis toujours, et officiellement depuis les années 90 que les Soviétiques sont responsables du massacre. On sait aussi comment l’Allemagne nazie a utilisé la découverte des charniers pour sa propagande. Il n’y a donc pas matière à enquête. L’auteur introduit donc une enquête dans l’enquête, la mort de deux télégraphistes égorgés, puis d’un médecin qui allait remettre à Gunther des preuves du massacre. Gunther ne peut pas agir selon ses convictions. Il doit louvoyer, mentir, intriguer et quand il se sent menacé, il n’hésite pas à tuer de sang froid. Ça n’est pas un tendre Bernie Gunther, et même s’il est anti nazi, c’est largement un sale type, un coriace inquiétant, un menteur et un tueur. Mais aussi le cynique qui convient à la situation.

En faire le personnage principal, récurrent et narrateur est donc une gageure qui fonctionne depuis La trilogie berlinoise. Le premier tome ne m’avait pas convaincue, surtout en raison d’un rythme très lent mais Les ombres de Katyn s’avère bien plus abouti grâce à l’ambivalence du héros-narrateur, au contexte de la découverte du charnier de Katyn et à la peinture de la situation complexe dans l’armée allemande.

Un opus pour lecteurs qui apprécient les romans policiers très historiques et documentés, les personnages non formatés et les ambiances sinistres qui prennent le temps de s’installer. Et éventuellement les moustiques…

Philip Kerr sur Tête de lecture
 

Les ombres de Katyn

Philip Kerr traduit de l’anglais par Philippe Bonnet
Le Masque, 2015
ISBN  : 978-2-7024-4159-6 – 476 pages – 22.90 €

A Man without Breath, parution en Grande-Bretagne : 2013

34 commentaires sur “Les ombres de Katyn de Philip Kerr

    1. J’ai terminé le premier volume de la trilogie mais pas au point de lire les autres. Si j’ai eu envie de lire cet opus, c’est surtout pour le point de vue allemand sur le massacre de Katyn.

    1. Oui. Non pas que je sois pour l’action à tout prix dans les romans, mais là, ça me rappelait un peu le rythme des romans policiers scandinaves qui parfois me poussent à la somnolence 😉

    1. L’accent est largement mis sur l’insalubrité du lieu. Imagine, le printemps arrive, la nature dégèle et on met au jour des milliers de cadavres bien odorants… Philip Kerr est habile aussi à restituer cette ambiance-là.

  1. Pour le côté documenté, pourquoi pas… J’aime ce genre de trucs, normalement. Surtout que je dois avouer que mes connaissances à ce sujet sont ma foi… rudimentaires.

    1. Tu en apprendras donc beaucoup sur ce massacre. C’est d’ailleurs un des grands atouts du roman historique : apprendre de façon moins austère qu’à travers un ouvrage purement documentaire. Et en plus dans ce roman policier, l’intrigue tient la route.

    1. J’ai découvert l’existence de Prague fatale en lisant Les ombres de Katyn et j’ai très envie de le lire aussi. J’imagine que l’assassinat de Reinhard Heydrich vu par Philip Kerr n’a rien à voir avec la vision de Laurent Binet dans HHhH (un de mes livres favoris, il faudra que je le chronique ici…).

      1. HHhH est sur mes étagères. J’en avais commencé la lecture, puis des livres à chroniquer rapidement son arrivés et il est retourné sur son étagère. Le peu que j’en avais lu ne m’avais pas déplu.

  2. j’ai ses romans dans ma bibliothèque mais curieusement ils me mettent mal à l’aise, j’aimais Kerr au temps où il faisait des polars sur des sujets divers mais depuis la naissance de Bernie je le lis un peu en diagonale car le propos ne me semble pas vraiment crédible
    faire de l’opposition larvée au nazisme on a vu ce que ça engendrait et je n’arrive pas à croire à ces histoires là même si l’aspect policier n’est pas mal ficelé

    1. Il est certain que ce n’est pas un héros confortable, un de ceux qu’on aime d’emblée. Je dois dire que je ne sais pas s’il est convaincant, je n’ai vraiment pas les moyens de dire ou de savoir s’il est crédible ou pas, je n’ai pas assez de connaissances historiques pour ça. Personnellement, je trouve qu’il fonctionne comme personnage de roman car j’imagine que le but de Philip Kerr est justement que le lecteur s’interroge, réfléchisse à ce que c’était que d’êtes Allemand, d’être un flic allemand anti nazi, puis un privé…etc. Je trouve cette démarche intéressante.

      1. D’accord avec toi sur la démarche de l’auteur mais pour avoir beaucoup lu sur le 3ème Reich son héros n’est pas crédible, c’était une époque où l’on se retrouvait en ligne de mire de la Gestapo pour des délits parfois même imaginaires et c’est ce qui me pousse à ne pas trouver crédible sa façon de faire
        cela n’empêche pas qu’on puisse prendre un certain plaisir à la lecture des polars, il ne faut rien exagéré !

      2. Oh, il se méfie beaucoup de la Gestapo et fait des pieds et des mains pour passer au large. Bien sûr il y parvient (il faut que la série continue…) ce qui discrédite la Gestapo qui bien sûr, était malheureusement beaucoup plus efficace !
        Il y a un livre qui pourrait être intéressant sur le sujet : Krimi de Vincent Platini (j’en ai entendu parler sur « Mauvais genres » sur France Culture) : il s’agit d’une anthologie du roman policier sous le Troisième Reich et donc sur qu’est-ce qu’écrire du roman policier à l’époque. J’imagine qu’il y a là aussi une réflexion sur la police allemande sous le nazisme.

  3. Philip Kerr a au moins su se trouver un créneau original pour ses polars. Je n’en suis pas un fan absolu: car peu amateur de romans historiques basés sur la seconde Guerre Mondiale, que ses intrigues ne sont pas toujours extraordinaires quand on les pose à plat et que d’autres imperfections me déplaisent, néanmoins je ne peux le rayer des auteurs à lire ! C’est donc qu’il y a chez lui un talent qui ne me saut pas aux yeux immédiatement mais que je ressens confusément…

  4. J’ai un peu lâché la série, faute à la profusion de livres passionnants à lire, mais j’ai toujours apprécié ce personnage trouble mis en scène par Philip Kerr. Voilà en effet un enquêteur qui tournera sa veste selon ses besoins, pour sauver sa peau, un violent comme tu le dis, mais du coup un personnage qui se dégage dans la masse des enquêteurs que l’on rencontre dans la littérature actuelle.

    1. Oui, je crois bien que c’est son originalité qui fait son succès. Ainsi que l’excellente connaissance de Philip Kerr du contexte.

    1. Je te comprends. Moi je ne peine plus à lire quoi que ce soit : j’abandonne quand je n’aime pas, trop d’envies de lecture par ailleurs.

  5. Je vais le lire, car j’ai lu tous les précédents et j’aime l’ambiance de ces romans, mais à part Vert de Gris je ne suis jamais vraiment convaincue

    1. Tiens, c’est drôle ça de lire une série sans enthousiasme. Tu espères toujours en lire un bien meilleur que les autres ?

      1. non ce n’est pas sans enthousiasme, ce que je veux dire c’est que je les lis plus pour l’ambiance et le contexte historique, qui me plaisent beaucoup, que pour la pertinence de l’intrigue. Je vois cette série comme un agréable passe-temps mais pas comme des policiers qui me tiennent en haleine

  6. J’ai apprécié la trilogie berlinoise (le rythme ne m’a pas dérangé mais le troisième se passe apparemment après celui que tu chroniques) je suis complètement perdue dans la chronologie de Bernie que je N’arrive pas à saisir, Philip Kerr fait des allée et retour dans le temps qui me désarçonne…

    1. Oui, l’écriture (et donc la parution) ne suis pas la chronologie historique. Pour le lecteur qui suit Bernie volume après volume, ça a de quoi désarçonner. Mais l’avantage, c’est qu’on peut lire n’importe quel volume sans avoir lu les autres.

  7. Pour ma part, je suis fan, quasi inconditionnellement, mais je vais essayer de ne pas faire dans le prosélytisme… seulement d’essayer d’expliquer pourquoi j’adhère.
    De mon point de vue, l’immense intérêt de Bernie Gunther, ce n’est effectivement pas d’abord de raconter des histoires policières. Si c’est cela que je cherche, j’ai tellement de choix que les intrigues de Kerr pourraient ne pas passer le « cut ». Mais, en revanche, si je cherche à m’imprégner de l’esprit de l’époque, et que l’époque qui m’intéresse, c’est la société mise en place par les nazis, alors Kerr et Bernie sont clairement plutôt bien placés (comme je ressortirais mes Edwin le Saxon, de Marc Paillet si je voulais revenir à l’époque de Charlemagne, ou les Cadfael d’Ellis Peters, pour l’Angleterre du XIIe siècle… la liste est longue !).
    Pour commencer, j’ai découvert au travers de la Trilogie – qui m’a plu pour sa progression dans l’histoire, avec une nouvelle qui se déroule avant la guerre, alors que le nazisme s’installe, que les lignes bougent dans la société, puis une seconde qui se déroule durant la guerre, et où on voit finalement une société comme toute société en guerre, et un héros « moyen », Bernie, qui essaye d’abord de survivre, au prix éventuel de quelques compromissions, et qui se conclue avec la troisième nouvelle, après la guerre, dans un Berlin dévasté que jamais aucun cours d’histoire ne m’avait donné à imaginer. Rien que ce témoignage me paraissait utile. À ce sujet, la « lenteur » évoquée pour la première nouvelle de la Trilogie, moi je l’avais reçue comme une excellente façon de marquer la montée inexorable vers ce qui était encore à éclore, dans une sorte de touffeur, d’étouffement, de marche au supplice.
    Ensuite, au travers des différents tomes, on découvre la situation autrichienne, puis les filières de fuite vers l’Argentine, Cuba, le procès de Nuremberg, Katyn, Prague, la Suisse… Et, dans le dernier que je n’ai pas encore lu, la Riviéra quelques années plus tard.
    Moi, je l’aime bien, ce personnage, avec ses fêlures, ses imperfections, ses contradictions. Allemand moyen, bon flic, pas nazi mais pas non plus assez héroïque pour s’opposer frontalement à une machine à broyer les individus : finalement, Bernie est surtout comme beaucoup de gens.
    Bref, pour moi, ces romans proposent un éclairage. Ce ne sont pas des travaux historiques, même s’ils sont a priori plutôt bien documentés, mais ils donnent à voir un moment incroyable de notre histoire récente, et d’un mouvement qui a aussi été populaire…
    Bref, bonnes lectures à ceux qui aiment, et bonnes autres lectures à ceux qui n’accrochent pas ! 🙂

    1. Merci beaucoup pour ce plaidoyer. Je n’ai pas autant lu Kerr et ton point de vue est stimulant. J’ai le roman sur Prague à lire, je les choisis selon l’épisode historique concerné et cet attentat m’intéresse beaucoup. Je suis d’accord sur le fait qu’aucun cours d’histoire ne donnera vie à un contexte comme le fait un roman. J’en ai pourtant suivi beaucoup, jusqu’en maîtrise. C’est la force de la fiction et le talent des auteurs (quand ils en ont) de nous faire ressentir une époque quand les historiens nous la font comprendre. J’aime le roman historique entre autres pour ça, j’aime ce que la fiction fait à l’Histoire, son inventivité. Je note Marc Paillet que je n’ai encore jamais lu…

      1. Du côté de Marc Paillet, s’ils sont encore trouvables, ce sont des romans assez courts, mais l’intérêt que j’y ai trouvé (il y a déjà un moment, je n’ai donc plus toutes les histoires précisément en tête), c’est que j’y ai découvert mieux que je ne l’avais fait en classe l’organisation mise en place par Charlemagne. J’avais bien entendu parler des missi dominici, mais sans comprendre vraiment ce que cela pouvait recouvrir. Ici, dans ces livres, on côtoie concrètement Erwin (et pas Edwin, comme je l’avais écrit fautivement dans le premier message), abbé et érudit anglo-saxon, et le comte Childebrand, noble nibelungide. Ils se déplacement d’un bout à l’autre de l’empire (un épisode se passe à Narbonne, un autre du côté de Lyon, me semble-t-il, Bagdad et l’Empire abasside de Haroun-al-Rachid, dans Le sabre du calife…). Alcuin apparait également de ci, de là dans la série. Du coup, parce que la série m’avait plu, j’ai acheté le Charlemagne de Jean Favier, pour approfondir le sujet.

        Plus que de véritables enquêtes, ce seraient davantage des énigmes que doivent résoudre les deux missi dominici. On est plus proche (toute proportion gardée, je ne les ai pas relus récemment, ce sont donc uniquement mes souvenirs qui parlent) d’enquêtes à la Agatha Christie qu’à la Kay Scarpetta ou comme dans la trilogie de Andrea Japp, avec le personnage de Diane Silver…

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