On se souvient que dans les années quatre-vingt, le sentier lumineux défrayait la chronique. Et on se dit : c’est du passé. Pourtant aujourd’hui encore, les victimes demandent justice et les familles cherchent à connaître le destin de leurs proches. Aussi cet ouvrage, entre bande dessinée et documentaire est-il nécessaire pour que cette mémoire ne s’efface pas : les gouvernements successifs (Belaúnde, Alan García, Fujimori) n’ont pas éclairci les tueries. Les lois d’amnistie et de prescription des crimes cherchent à imposer le silence et l’oubli. Malgré la Commission de la Vérité et de la Réconciliation, des familles cherchent encore leurs morts, attendent les procès des bourreaux, de ceux, sendéristes ou militaires, qui un jour ont débarqué dans leur village et tué hommes, femmes et enfants au nom du « président Gonzalo » ou de la répression.
Luis Rossell, Alfredo Villar et Jesús Cossío reconstituent minutieusement certains massacres perpétrés par les sendéristes ou les militaires et policiers : Chuschi 1980, Tampo 1981, Hamanga 1982, Uchuracay en 1983 qui coûta la vie à des journalistes et donna lieu à la fameuse commission d’enquête dont Mario Vargas Llosa fit partie. Et beaucoup d’autres. La liste est longue des massacres de paysans, premières victimes du conflit. Le sort de ces hommes et de ces femmes des montagnes n’intéressait pas grand monde, toujours ils ont été les laissés-pour-compte de la société péruvienne. La force de cet ouvrage est de les placer au premier plan, de montrer par un dessin en noir et blanc (le rouge du sang ne s’en impose que mieux), brut, presque naïf, toute l’horreur des exécutions et des tortures dont ils furent les premières victimes.
Les villageois sont accusés par les sendéristes (partisans d’Abimael Guzman) d’être au service du pouvoir et par les militaires d’être des terroristes. Ils vivent dans une terreur constante : pris entre les révolutionnaires et les militaires, ils sont victimes d’exécutions sommaires. Des hommes armés débarquent, arrêtent tel ou tel et les descendent avant de les enterrer dans des fosses communes. Les femmes sont violées avant d’être assassinées, les enfants ne sont pas épargnés. Les vivres sont réquisitionnés.
Policiers et militaires agissent en toute impunité, se livrant à tous les excès. La région d’Ayacucho est militarisée et la justice n’existe plus. Des parodies de procès ont lieu, des procès militaires qui justifient la barbarie. Aujourd’hui encore, de nombreuses familles cherchent des corps, demandent des enquêtes pour que justice soit faite.
La précision des faits ici reconstitués est impressionnante. Les dates, les noms, les visages s’imposent et donnent voix à ceux qui n’en n’ont pas. Le travail d’enquête et de restitution de Luis Rossell, Alfredo Villar et Jesús Cossío témoigne de la force politique que peut acquérir le support bande dessinée. Populaire, elle est susceptible de toucher plus de monde. Pour les Péruviens, il s’agit bien plus que d’un témoignage, il en va de la mémoire nationale, celle que la mémoire officielle oublie. Se souvenir, c’est encore lutter.
Lutter contre l’impunité et l’oubli, bien des écrivains, des journalistes et des bédéistes s’attèlent à cette tâche quand justice et politique peinent ou rechignent à la remplir. Ils se font chroniqueurs et historiens, ils s’engagent politiquement et artistiquement pour pousser au débat et à la réflexion et pour que l’oubli n’enterre pas les victimes une seconde fois. Il semble ici évident qu’il ne peut y avoir au Pérou de réconciliation tant qu’il restera des crimes impunis, des massacres non identifiés, des bourreaux blanchis.
Cet ouvrage bénéficie d’un beau travail de traduction et d’édition : ouvrage cartonné, excellente reliure, papier épais, impression soignée. L’objet livre est d’une qualité qui rend hommage à l’engagement des auteurs.
Le sentier lumineux : chroniques des violences politiques au Pérou 1980-1990
Luis Rossell, Alfredo Villar et Jesús Cossío traduits de l’espagnol par Hélène Harry
L’Agrume, 2015
ISBN : 979-10-90743-35-9 – 213 pages – 22 €
Rupay, violencia Política en Perú, 1980-1984, parution au Pérou : 2010
quelle horreur ! ces pauvres gens pris entre deux violences, l’histoire des hommes se répète à l’infini. Pas sûr que je lirai cette BD , je préfèrerai un roman ou un essai sur ce thème.
Eh bien je te conseille La quatrième épée de Santiago Roncagliolo qui est une biographie d’Abimael Guzman, le fondateur du sentier lumineux.
Je me souviens d’un Vargas Llosa, ça se termine mal pour certains au mauvais endroit au mauvais moment…
Peut-être Lituma dans les Andes…
Des dessins terribles.
Oui, les corps meurtris, entassés, le rouge qui surgit sont très éprouvants.
Hou Hou, l’Amérique du Sud… Une mise en image en mode mémoire, merci pour la découverte. @bientôt, Grybouille.
Une très bonne idée en effet que cette mise en image : on se souvient, on n’oublie pas…