Sur le parking d’un supermarché, Dinah et son fils Robbie cherchent leur voiture. L’enfant s’inquiète d’avoir oublié l’emplacement, la maman craint de confier trop de responsabilités à un garçon de cinq ans, même très éveillé. Elle lui sert la main bien fort. Mais pas assez car elle la lâche après avoir reçu un violent coup sur le crâne. Et l’enfant disparaît à bord d’un monospace conduit par Daddy Love.
Chet Czechi s’est lui-même baptisé Chet Cash. Il se fait à l’occasion prédicateur itinérant car le monstre a du charme. Il est fort, souriant, avenant même. Il a hérité d’une ferme isolée dans laquelle il élève celui qui est désormais Gideon. Il l’a d’abord soustrait à la vue d’autrui, puis des mois et des années de dressage ont rendu possible une certaine vie sociale. Gideon va à l’école, il voit des gens à Kittatinny Falls, New Jersey, même s’il n’a pas le droit de parler à des inconnus. L’enfant semble timide et silencieux, mais rien n’inquiètent voisins et connaissances qui admirent ce veuf qui élève seul son enfant.
Gideon ne se rebelle pas, il a bien trop peur des punitions infligées en cas de désobéissance : « jeu » de l’Étranglement, enfermement dans un sarcophage (une vierge en bois), coups… l’enfant a peu à peu accepté d’être un esclave et un objet sexuel. Daddy Love lui a d’ailleurs dit et répété que ses parents l’avaient abandonné et que lui, dans son grand amour l’avait récupéré pour qu’il échappe à l’euthanasie.
Néanmoins, Gideon devait se fier à Daddy Love, comme un enfant aimant se fie à son père aimant.
Tu sais que je t’aime, fils ? N’est-ce pas ?
Oui.
Tu le sais… hein ?
Oui, papa.
Et tu me fais confiance, hein ?
Oui.
Tu me confierais ta vie, n’est-ce pas ?
Ou… oui. Papa.
Robbie devenu Gideon est le quatrième « fils » de Chester Cash : arrivés à la puberté, ils ne lui plaisent plus et il s’en débarrasse, enterrant leur corps dans les bois. A ceux qui s’étonnent, il précise que son grand fils est parti rejoindre sa salope de mère dans un autre État et qu’il a récupéré le plus jeune.
Comme à son habitude, Joyce Carol Oates raconte cette histoire tragique sans le moindre pathos. C’est une version quasi clinique de la vie de Robbie, avec des retours près de Dinah et Whit, ses parents. Les quatre premiers chapitres racontent quatre versions semblables de l’enlèvement, comme une scène traumatique initiale destinée à devenir le cauchemar de Dinah : elle a lâché son fils, elle l’a laissé partir. Et même si elle s’est accrochée, si le monospace l’a trainée, la laissant handicapée et pour partie défigurée, la culpabilité s’installe.
Oates raconte le quotidien de Robbie aux côtés de son bourreau avec une froideur étouffante. On ne saura rien de la folie de Cash, rien de son enfance à lui, de ce qui a fait de lui un pervers meurtrier. Il est là, comme le Mal dans le monde. Et comme on se moule dans l’amour parental, Gideon en vient à aimer « son père », et à s’inquiéter de cet amour qui pourrait lui être retiré : et si papa en aimait un autre, et si je ne lui suffisais plus… Gravement traumatisé, l’enfant en est venu à aimer celui qui fait son malheur.
Comme dans Petite sœur mon amour, Joyce Carol Oates s’attache à l’enfance maltraitée, à ces enfants victimes d’adultes malveillants qui manipulent. Elle le fait sans psychologie ni sentiments, laissant deviner les scènes les plus insupportables. Le roman est court et ne s’attache pas en détail à l’évolution psychologique de Robbie : il est dans quelques chapitres le petit enfant de cinq ans qui vient d’être enlevé, puis assez subitement le préado de onze qui commence à être livré à lui-même et donc à s’inquiéter. L’avenir de Robbie n’est envisagé que dans les dernières pages, qui tombent étrangement comme un cheveu sur la soupe. Tout comme d’ailleurs le statut de prédicateur itinérant de Chester Cash qui s’avère juste être un coup de griffe de plus dans l’institution puisqu’il n’est guère utile à l’intrigue.
De fait, le lecteur se fait voyeur : il contemple le Mal sans moyen de comprendre. Les mécanismes de la soumission sont abordés, plutôt évoqués puis illustrés par une ou deux scènes aussi terribles qu’habiles. On apprécierait pourtant moins d’ellipses. Une bonne partie du roman est aussi consacrée à Dinah, à son traumatisme à elle en tant que mère. Les chapitres qui la concernent sont beaucoup plus introspectifs. Il est dommage que ceux qui s’intéressent à Robbie soient trop peu nombreux, qu’ils n’aillent pas creuser plus loin dans les mécanismes d’asservissement et les dégâts du traumatisme. Pour dessiner un début de réponse aux inévitables questions :
Pourquoi n’en avait-il pas parlé à quelqu’un dans son école ? Un professeur, un ami ? Pourquoi ne s’était-il pas adressé à la police de Kittatinny Falls ? Pourquoi n’avait-il pas cherché à s’enfuir ? Six ans.
Joyce Carol Oates sur Tête de lecture
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Daddy Love
Joyce Carol Oastes traduite de l’anglais par Claude Seban
Philippe Rey, 2016
ISBN : 978-2-84876-510-5 – 272 pages – 18 €
Daddy Love, première parution aux États-Unis : 2013
j’avais beaucoup aimé « Petite soeur mon amour », qui était plus long que ce livre . J’adore Oates, mais c’est inégal, c’est vrai. Je n’avais pas aimé « Fille blanche , fille noire », mais par contre, « Nous étions les Mulvaney » et « Blonde » sont pour moi des livres parmi les plus puissants, marquants, que j’ai lus. Et « Les chutes »…
Certains sont moins forts, oui, mais finalement, quand on commence à énumérer les romans de Joyce Carol Oastes qu’on a aimé, on ne s’arrête plus ! 🙂
c’est sûr, sacrée nana et sacrée plume
C’est tellement vrai, j’étais en train de me dire qu’elle m’avait déçue à plusieurs reprises, et puis me sont revenus en mémoire « Les chutes », « Nous étions les Mulvaney », « La fille tatouée »…. !
Une lecture que j’ai trouvée intense et dont je garde un souvenir très précis. Je suis encore sous le choc du dernier chapitre…
Ce dernier chapitre justement, je l’ai trouvé un peu… forcé. Joyce Carol Oates fait d’habitude plutôt dans la sobriété (non pas des idées mais des moyens employés) et là je n’ai pas réussi à trouver ça crédible. Peut-être justement parce que ce gosse n’est finalement pas assez creusé. Du coup, cette fin résonne comme une grosse révélation dans un film à effet : ça m’a déçue.
Bonjour,
Je viens de terminer ce livre qui m’a plu, surtout l’écriture très sobre.
Je découvre cet auteure. Malheureusement, ce dernier chapitre m’a laissé perplexe, car je n’ai pas compris ce qu’elle a voulu dire…Si quelqu’un pouvait m’éclairer… Merci d’avance !!
Bonjour Marie-Line et bienvenue ici.
Moi aussi ce dernier chapitre me laisse perplexe, je peux même dire qu’il ne m’a pas convaincue du tout. J’imagine qu’il signifie que l’enfant est marqué à vie… en tout cas, c’est bien lourd et maladroit, je trouve. D’habitude, je suis très enthousiaste avec cette auteur, ma déception n’en est que plus grande.
Essayez un autre titre : Joyce Carol Oates est un grand écrivain !
Merci Sandrine,
Lequel me conseille tu en deuxième lecture : Les chutes…Blonde …?
Merci pour ton site si intéressant en tous cas
Je n’ai malheureusement pas encore lu tous les romans de Joyce Carol Oates. Mon favori à ce jour est Petite soeur mon amour mais je pense que Mudwoman parmi les récents est très bon. J’espère pouvoir le lire bientôt…
Quelle belle analyse de ce roman déjà repéré mais déjà craint aussi. Cette auteure me fait peur.
Il y a de quoi : c’est toujours gravement sinistre ce qu’elle nous raconte. Mais qu’est-ce que c’est bien raconté !
Rendez-vous dans une dizaine d’années, quand je serai à la fin de mon challenge Joyce Carol Oates 😉
Deux romans sortent en même temps : le challenge Joyce Carol Oates est interminable 🙂
C’est vrai que je n’aime pas tous les livres de JC Oates, et qu’elle me met souvent mal à l’aise, mais celui-ci me tente beaucoup, même si tu n’es pas la seule à soulever un bémol pour le dernier chapitre…
Je crois au final que j’ai trouvé ce roman moins subtil que d’autres, et que cette fameuse scène finale couronne parfaitement cette impression. Je suis curieuse de lire d’autres ressentis, dont le tien, sur ce roman.
Difficile de lire cette auteure sans être mal à l’aise. Je lirai peut-être celui là quand il sera en poche…
Oui, on ne s’attend pas à une partie de plaisir avec elle, et pour tant, on y retourne…
Je ne pense pas que celui-ci soit pour moi 🙂 Encore j’ai beaucoup aimé « Nous étions les Mulvaney » et « Les chutes », encore je n’ai pas pu terminer « Petite soeur mon amour »… Plutôt envie d’essayer « Mudwoman ». Mais qu’est-ce qu’elle écrit cette auteur !!!
J’imagine bien qu’on est plus ou moins sensibles à certains sujets, l’enfance en est un très délicat quand il est traité par Joyce Carol Oates. j’ai beaucoup aimé Petite sœur mon amour, plus j’y pense et plus je constate que bien des images me sont restées en tête, terribles scènes alors que ma lecture date de près de trois ans…
Je viens à peine de terminer Terres amères et Carthage ouf, voilà celui-ci maintenant. Sacré billet Sandrine, je note avec intérêt.
Je suis curieuse de lire ton avis sur Carthage, il parait qu’il est très bon. J’ai noté tant de romans de Joyce Carol Oates…
Sur le même thème atroce, le livre d’Antoine Jaquier « Avec les chiens ». Un meurtrier ayant purgé sa peine est en liberté surveillée, le père d’une de ses victimes l’approche dans le but initial de se venger….Un livre brut et brutal, une écriture percutante. Une critique : http://quatresansquatre.com/article/chronique-livre-avec-les-chiens-de-antoine-jaquier-1446477872
Merci beaucoup, je crois n’avoir jamais entendu parler de ce roman.
Hé oui, c’est un auteur suisse…son deuxième roman. Il a suivi les cours d’écriture de Philippe Djian.
Le livre de Jaquier décortique les techniques de manipulation de ce prédateur avec une intelligence machiavélique. Vraiment je le conseille.
A vrai dire, je n’arrive pas à saisir l’intérêt d’un tel livre.
Je n’ai jamais lu Oates, et je suis certaine que c’est un excellent écrivain que je devrais découvrir. Mais certainement pas avec ce livre-là. As-tu une idée de ce qu’elle veut démontrer/expliquer/faire comprendre ? J’avoue que ça m’échappe, et l’idée de m’installer dans le rôle de voyeur de ce type d’histoire ne m’attire pas du tout…
Je crois que comme dans d’autres de ses romans (je suis loin, très loin d’avoir tout lu), elle veut nous mettre le monde sous le nez. Pas la misère ou le crime tels qu’on peut l’imaginer, sordides et violents, mais plutôt la violence psychologique exercée par une certaine classe sociale, un peu bourgeois arrivistes, pas les pauvres Blancs crasseux et tarés, ceux d’au-dessus. Ici, j’ai trouvé que ça n’était pas pleinement réussi justement par ce qu’on ne sait quasi rien de Cash. C’est bien trop facile de faire de lui, à l’occasion, un prédicateur itinérant, comme si être homme d’Eglise expliquait toute la perversité du monde. Je ne milite pas pour les curés, très loin de là, mais ici j’ai trouvé le procédé d’autant plus simpliste qu’il ne sert à rien dans le livre.
Et je comprends bien qu’on n’ait pas envie de lire ce genre de livre…
J’ai justement publié aujourd’hui mon avis sur le roman Carthage de Joyce Carol Oates. J’aime beaucoup cet auteur. La question du Mal, dont tu parles dans ta chronique, se retrouve dans beaucoup de ses livres (en tout cas dans ceux que j’ai lus). C’est vraiment intéressant. Comme tu le dis, elle met mal à l’aise, elle déstabilise, mais ses romans sont passionnants ! Daddy Love doit être particulièrement difficile à lire, au vu du thème. Je ne pense pas que ce sera le prochain de Joyce Carol Oates que je lirai, mais peut-être un jour.
Il n’y a pas dans Daddy Love de scènes de sévices sexuels explicites.Ça n’en fait pas un livre facile à lire cependant car elle diffuse le malaise autrement, sans choquer directement mais en insinuant, suggérant. Ce qui est beaucoup plus efficace.
Bienvenue ici Emma !
je passe, c’est le genre de sujets qui ne va pas passer en ce moment.
On peut se réjouir d’un nouveau Joyce Carol Oates, mais difficilement d’un tel sujet, je te comprends…
ça a l’air d’être du Oates tout craché, à la fois très intriguant et en même temps très malsain.
C’est tout à fait ça.
Ca fait plusieurs années que je n’ai pas lu Oates (j’avais eu deux petites déceptions), mais je suis bien tentée de le faire avec ce titre. Sur le thème de l’enfant enlevé, j’avais énormément aimé « Twist » de Delphine Bertholon.
Jeme souviens effectivement de chroniques sur le livre que tu cites. Celui de Jaquier cité plus semble vraiment terrible, limite le pitch me fait peur…
Un sujet plutôt difficile surtout pour une femme enceinte mais j’ai quelques livres de cette auteure dans ma PAL je devrais m’y mettre.
Oh, y a-t-il des livres de Joyce Carol Oates recommandables à une femme enceinte ?! Celui-ci en effet ne l’est pas, ni même après si on est vraiment sensible. Je me souviens avoir lu enceinte un roman de Ruth Rendell sur l’échange de bébés qui m’avait beaucoup perturbée : on est fragile à ce moment-là, on a l’imagination fertile aussi… Enfin bien sûr, ça dépend de la capacité de chacune à construire une certaine distance avec ses lectures.