Il n’est besoin que de quelques pages pour que Benjamin, narrateur de ce roman de Jonathan Evison, soit rapidement familier au lecteur. Fauché, pas de boulot ni d’avenir, mais un indéniable sens de la formule et de l’autodérision. C’est que dans une autre vie, celle d’avant le drame, Benjamin a été poète. Puis poète et père au foyer. Maintenant il n’est plus père au foyer car ses enfants sont morts. Par sa faute, pense-t-il. C’était il y a deux ans et depuis, sa vie est un long tunnel.
Pour garder son appartement et gagner de quoi vivre sans dépendre de son ami Forest, Benjamin a suivi des cours pour devenir auxiliaire de vie. Il a appris les fondamentaux de l’aide à la personne, et le voilà propulsé sur le grand marché du travail. A cinquante ans et un énorme trou dans son CV. Elsa l’engage pour s’occuper au quotidien de son fils Trev atteint de myopathie de Duchenne. Le corps déformé par cette maladie dégénérative, Trev ne peut quasiment rien faire lui-même. Ben et lui deviennent vite proches, s’échangeant des blagues de mecs et des rêves impossibles.
Et pourquoi impossibles ? Et s’ils les visitaient ces lieux incongrus des États-Unis qu’ils s’amusent à recenser sur une carte géante ? Les « Chiottes à deux culs » de Gays dans l’Illinois, le Spam Museum d’Austin dédié à la mortadelle, la Wonder Tower de Genoa dans le Colorado, le dahu empaillé du Wyoming ou Big Stack, gigantesque tour et relique d’un haut-fourneau.
Tout s’oppose à cette virée, le physique de Trev et le moral de Ben…
Les voilà pourtant partis. Sur leur route, ils vont rencontrer d’autres cabossés.
Dot, jeune fille au look rebelle, la gouaille un brin hargneuse, en train de faire du stop au bord de la route. Peaches, enceinte jusqu’aux yeux et en train de changer un pneu sous la pluie battante, tandis que son Elton chéri ne bouge pas ses fesses du siège passager. Cash, le père de Dot. Et Bob, le but du voyage puisque Ben et Trev ont quitté Tacoma pour Salt Lake City en minibus afin de le rejoindre, lui qui a abandonné son fils handicapé à trois ans et essaie depuis quelques années de rattraper le truc, en vain.
Ce n’est qu’à la toute fin du roman que Ben raconte l’accident qui a coûté la vie à ses enfants. Entre les chapitres dédiés au road trip, s’intercalent les souvenirs de Ben : ses chouettes beaux-parents qui désormais l’ignorent, sa femme Janet qui faisait bouillir la marmite, les heures qui ont précédé le drame, les vacances toutes pourries trois ans plus tôt (la route 66 et le rêve américain qui tournent au cauchemar en plein été avec une femme enceinte de sept mois). Ces scènes de famille jaillies du passé sont racontées au présent, avec la même intensité que le voyage. C’est que Ben vit enfermé dans ses souvenirs et dans la culpabilité. Le voyage va lui permettre de sortir de cette spirale morbide, peut-être.
Écoutez-moi : tout ce que vous croyez savoir, toute relation que vous avez toujours tenue pour acquise, tout projet que vous avez jamais conçu, toute idée que vous avez jamais caressée, tout peut vous être arraché en un instant. Et, tôt ou tard, ça arrivera. A être mis à genoux, réduit à néant. Parce qu’aucune base, si stable soit-elle, aucune décision, aucune précaution, ne vous protégera contre le simple fait que rien n’est indestructible.
Ben est assailli de fulgurants accès de déprime. Il est au moins aussi handicapé face au monde que l’est Trev, parce qu’il ne veut plus de la vie alors que le jeune homme tient plus que tout à la sienne. Ceci dit, Jonathan Evison ne nous oriente pas vers une morale à deux sous qui infligerait à Ben de se rendre compte qu’il a de la chance d’être en bonne santé. Les Fondamentaux de l’aide à la personne revus et corrigés est bien plus fin que ça et d’une loufoquerie cafardeuse qui fait mouche.
Ce type qui a tout perdu est un hypersensible qui ne veut plus aimer ni s’attacher. Il a compris que la vie n’est qu’une suite d’arrachements successifs, plus ou moins progressifs loin des êtres qu’on aime. A l’image de Trev qui meurt chaque jour un peu devant ses yeux. Mais entre Trev et Dot il se passe quelque chose, quelque chose qui signifie qu’il y a aussi des instants et qu’ils peuvent, bout à bout, faire une vie. Pas une vie idéale avec bisounours et père Noël, quelque chose de plus mature, de plus réaliste, sans être déprimant. Comme ce roman, qui malgré tous ces sujets terriblement plombants se révèle réjouissant et drôle à l’image de ce héros narrateur dont le nom complet est Benjamin Benjamin. Car Ben tente d’échapper à sa femme qui veut lui faire signer les papiers du divorce, ruine son rencard avec une trapéziste en lui dédiant un poème, ranime un poisson rouge nommé Monsieur Baxter en le plongeant dans un bocal à cornichons. Vide le bocal. Vide de cornichons mais rempli d’eau. Et un bocal à cornichons rempli d’eau pour un poisson qui s’asphyxie hors de son milieu naturel, c’est juste ce qui sépare la vie de la mort. C’est léger, presque insignifiant mais essentiel.
Il est aussi sans cesse question de paternité dans ce roman qui compte beaucoup de pères et autant de maris (ou ex) très mal en point. Des pères qui ne savent pas comment faire avec leurs enfants, comment leur parler, comment rattraper leurs erreurs, des pères submergés par un modèle trop grand pour eux. Des hommes fragiles comme on les aime dans les romans.
Sous les dehors d’un feel good book, Les Fondamentaux de l’aide à la personne revus et corrigés se révèle surprenant et humainement dense. Surprenant car il ne nous emmène pas vers un prévisible happy end. Dense parce que l’ironie dépressive de Ben ne fait pas de cadeau aux personnages et les peint avec réalisme mais empathie. C’est un livre à la fois généreux et grave, un drôle de livre émouvant sur la puissance du chagrin.
L’ennui, c’est que l’attachement, ça ne nous arrange pas toujours. Parfois, il faut se donner même si ça n’a aucun sens. Parfois, il faut se donner même si ça fait mal. Ce n’est pas facile, ça peut sembler carrément ingrat, mais si vous pouvez le faire et que ça vous est égal de travailler pour des prunes, sachez que l’on propose encore des cours d’aide à la personne à l’église évangélique située derrière le motel de Bremerton.
Dites-leur que vous venez de la part de Ben.
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Les Fondamentaux de l’aide à la personne revus et corrigés
Jonathan Evison traduit de l’anglais par Marie-Odile Fortier-Masek
Monsieur Toussaint Louverture, 2016
ISBN : 9791090724235 – 352 pages – 20 €
The Revised Fundamentals of Caregiving, parution aux Etats-Unis : 2012
J’ai failli l’acheter à Lyon. J’aurais du
Oui, tout à fait, je ne regrette pour ma part pas mon achat 😉
Je sens que l’éditeur a encore frappé fort (soupirs)
Je ne le fréquente pas avec une grande assiduité mais ce coup-là est un bon, m’étonnerait pas qu’il fasse un carton…
billet tellement riche et dense qu’on a l’impression de connaître Ben, et que l’on veut en savoir encore plus sur lui.
Tant mieux : c’est pour vous donner envie de faire sa connaissance !
Encore un billet gagnant chez Monsieur Toussaint Louverture… Je n’arrive plus à suivre leur rythme, je n’ai pas encore entamé La maison dans laquelle, qui est dans ma PAL, qu’un nouveau arrive. Ce que tu en dis fait follement envie en tout cas ; Dominique Bordes a un truc pour repérer de grandes histoires de losers magnifiques…
J’ai laissé de côté La maison dans laquelle pour cet été : je pense que c’est une lecture assez complexe qui nécessite qu’on s’y immerge. J’ai lu (et entendu) des avis assez divergents sur ce roman dont je suis assez curieuse.
J’ai un autre Monsieur Toussaint dans ma PAL : Et quelquefois j’ai comme une grande idée, celui-là aussi il demande du temps…
Celui-ci ne m’a pas parlé du tout, je l’ai arrêté en cours de route. Mais comme tout le monde crie au chef d’oeuvre, je le garde dans ma bibliothèque pour une relecture d’ici un an ou deux…
Ta note m’intrigue et me tente (et le titre aussi ! )
Je me demande quand même pourquoi tous ces romans feel good ont des titres à rallonge, pas faciles à mémoriser…
Tu m’as convaincue , j’avais repéré ce livre mais ni lu, ni entendu aucun avis.
Clara, ce roman a absolument tout pour te plaire, j’en suis certaine : lis-le !
Merci alors là je fonce!
Original, vraisemblablement… Est-il si difficile d’être père aujourd’hui ?
😉
Être un homme aujourd’hui semblerait plus complexe qu’hier… pas trop tôt !
Ce qu’il faudrait surtout, c’est qu’il devienne plus facile d’être une femme. Et ça, ce n’est pas gagné !
Il me le faut ! Alors que j’ai failli ne pas lire ton article à cause du titre … Voilà qui aurait été ballot !
Le titre n’est pas engageant, c’est vrai, et la couverture fait penser à un roman feel good comme les autres. Heureusement que le nom de la maison d’édition nous donne à penser qu’il doit y avoir quelque chose de plus derrière tout ça…
La puissance du chagrin ? Cette dernière phrase finie de me convaincre, car au vue du titre, ce n’était pas gagné.
Remarque, si le roman s’était intitulé « La puissance du chagrin », ça n’aurait pas été un bon titre non plus 😉
Tentant mais effrayant aussi 🙂
Pas vraiment effrayant, plutôt triste. Mais à cette tristesse s’ajoute un humour formidable qui du coup reste la note qu’on retient.
J’adore le titre et le pitch qui laissent entendre que l’humour est au rendez-vous malgré un sujet pas si gai ni léger. Par contre j’ai toujours eu du mal avec les road-trips, je ne sais pas si ce roman sera l’exception.
Le road trip, c’est la moitié du roman. Et il ne se passe pas exactement comme prévu…