Ami lecteur, fais-moi doublement confiance. Ce roman-là est un des plus intelligents que j’ai lus depuis longtemps : lis-le. Pour en parler, je vais devoir le divulgâcher dans ce billet : ne le lis pas. Le mieux, crois-moi, est de le découvrir sans rien en connaître, comme je l’ai fait car bien qu’il soit intelligent, ce n’est pas un pensum : c’est un roman avec du romanesque dedans, c’est-à-dire une intrigue et un suspens. Et même des extraterrestres…
Oui, ami sceptique, des extraterrestres. Comme toi, je n’en raffole pas. Et pourtant, ils reviennent en force ces derniers temps, et dans de très bons romans. Ici, les extraterrestres sont tellement humains qu’on a du mal à d’abord comprendre ce qui les distingue de nous. Puis on comprend : rien. Ils sont comme nous, exactement, ils sont nous dans quelques années, quelques décennies, le temps aux oiseaux de disparaitre.
Malo Claeys, narrateur de Défaite des maîtres et possesseurs est l’un d’eux. Il était employé dans un ministère, employé à inspecter. Il est aujourd’hui membre d’un comité d’éthique qui travaille à une loi relative à l’amélioration des conditions de fin de vie des humains.
Malo n’a pas connu le nomadisme de ses ancêtres. Ses parents ont fait partie des colonisateurs et lui est né quinze ans après l’installation des siens. Après les guerres et l’extermination d’un grand nombre d’humains. Pour leur bien d’ailleurs car ils avaient réussi à tellement gâcher leur belle planète qu’ils n’en avaient plus pour longtemps avant de s’exterminer eux-mêmes pour les dernières ressources ou de mourir de pollution. Désormais Malo et les siens, qui s’appellent ironiquement les démons, dominent la planète. Comme les humains avaient avant eux réparti les animaux (à exterminer, à manger, à exploiter, à garder près de soi…), les nouveaux maîtres ont asservi les humains en trois catégories. Que je ne révèlerai pas encore, car je suis bien certaine que des lecteurs trop curieux sont encore là à me lire et qu’après ils m’en voudront d’en avoir trop dit… Mais ça ne va pas durer, il va falloir que je lâche le morceau pour souligner toute l’intelligence de ce livre…
Malo possède une humaine de compagnie : Iris. Au tout début du roman, on apprend qu’elle est blessée, qu’il doit la mener à l’hôpital pour être soignée, malgré ses réticences à lui. Il semble beaucoup l’aimer mais Iris est en situation irrégulière, à cause de lui. Leur relation est au cœur de l’intrigue de Défaite des maîtres et possesseurs : dans quelles conditions Malo a-t-il acquis Iris, comment leur relation a-t-elle évolué, que révèle-t-elle chez lui… Elle illustre tout le reste, tout ce que Vincent Message exprime par ailleurs à travers le récit de Malo : quelles relations celui qui est au sommet de la chaîne alimentaire parce qu’il détient le pouvoir entretient-il avec les créatures qui ne lui sont inférieures que parce qu’elles sont moins puissantes ?
Les hommes étaient supérieurs aux oiseaux, c’est entendu – mais il faut reconnaître tout de même qu’ils ne volaient pas aussi bien.
Grâce à ses discours, les maîtres et possesseurs argumentent, tergiversent, justifient leur domination. Le but, quelle que soit leur espèces, est d’assouvir ici et maintenant leurs besoins, leurs envies et leurs caprices. En s’enfonçant si nécessaire la tête dans le sable pour ne pas voir ce que ça coute. Vincent Message nous la sort du sable pour une scène d’abattage qui risque de choquer plus d’un lecteur. Et c’est le but : écrire noir sur blanc ce qu’on ne veut pas voir car c’est insupportable. Avec dans le rôle des victimes les anciens maîtres et possesseurs qui longtemps se sont cru invincibles et ont été les bourreaux. Si ces extraterrestres nous ressemblent tant, c’est bien parce qu’ils sont nous, parce qu’ils permettent à l’auteur de nous mettre en scène.
Et d’écrire des pages à la fois justes et émouvantes. Les dernières méritent à elles seules qu’on lise tout le livre, qui commence mollement comme un long récit assez plat mais ne tarde pas à multiplier les détails qui suscitent des questions puis qui se termine quasi en profession de foi. Toute la tension narrative se construit sur le dévoilement progressif d’une situation inimaginable.
Mais est-ce que nous serons assez forts, je me demande, pour que notre sens de l’avenir finisse par l’emporter sur le présent qui nous accapare ? Se limiter pour d’autres alors qu’ils ne peuvent pas nous y contraindre : est-ce que nous voudrons cela ? est-ce que nous saurons le faire ?
Vivre en harmonie avec le monde, cesser d’être les dominants. Au pire, se contenter du nécessaire, ne pas laisser le pouvoir à quelques-uns d’esclavagiser tous les autres. Ne pas se dire qu’à l’échelle individuelle, c’est inutile et que c’est la société qui doit changer dans son ensemble. Car le carnage et la violence sont tels qu’il n’est plus temps de montrer du doigt, d’accuser.
On ne confie pas de combats aux autres. Ceux dont on sent qu’ils nous animent, on les reprend, on les poursuit, on ne capitule pas. Je vais essayer, désormais, de ne plus compter au nombre des attentiste, des spectateurs, des trop confiants, mais de grossir le petit nombre es voix qui disent qu’il y a scandale, aberration, horreur et de faire grandir le nombre de ces voix, et de faire en sorte qu’elles s’élèvent, qu’elles soient de plus en plus hautes, de plus en plus fortes – pour protester.
Vincent Message avait suscité mon intérêt et retenu mon attention grâce à l’originalité de son premier roman, Les Veilleurs. Celui-ci confirme qu’il ne s’embarrasse pas de genres et de codes mais puise dans l’immense boîte à outils du romanesque pour ouvrir notre imaginaire et notre réflexion. Défaite de maîtres et possesseurs a la puissance des grands romans qui amènent le lecteur à réfléchir sur le monde, à l’impact qu’il y laisse et au rôle qu’il y joue. Il ramène des concepts à taille humaine : ce qui touche au domaine des idées n’est pas philosophie désincarnée mais bien implication quotidienne de chaque individu. Choisir de manger une escalope plutôt qu’une carotte n’est pas un acte innocent, ou ne devrait pas l’être. Il a des conséquences à long terme qu’on a peut-être jamais envisager. Heureusement, il y a des écrivains pour nous mettre ça sous le nez.
Vincent Message sur Tête de lecture
Edit d’août 2022 : 6 ans après lecture, ce roman est toujours aussi présent à mon esprit. Je l’ai offert à plusieurs personnes et il a considérablement bouleversé ma vie : je suis devenue végétarienne grâce à ce livre, je m’en félicite chaque jour alors que notre monde sombre doucement…
.
Défaite des maîtres et possesseurs
Vincent Message
Seuil, janvier 2016, 297 pages
Je connais ton parcours (le mien ça a démarré avec les dindes, quand je les imaginais en élevage, gloups)
Au fait, tu as lu son dernier roman?
Je suis en train de le lire, c’est pourquoi je rapatrie ce billet initialement pubié sur Mes Imaginaires (en 2016)
C’est un livre parfait à mon sens, car il est magnifiquement écrit, original et qu’il suscite de nombreuses questions et réflexions
Merci pour ce beau retour
Entièrement d’accord. C’est le romanesque qui sert une cause sans être démonstratif ou pontifiant, on n’est pas loin de la perfection.