Sans préambule ni précautions, Ahmadou Kourouma précipite son lecteur dans la vie de Birahima. Dans sa vie et dans sa langue, celle qu’il s’efforce de parler pour se faire comprendre du plus grand nombre, « des toubabs (toubab signifie blanc) colons, des noirs indigènes sauvages d’Afrique et des francophones de tout gabarit (gabarit signifie genre) […] aux noirs nègres indigènes d’Afrique« . Il a bien l’intention de se faire comprendre de tous : il ne mâche pas ses mots et n’épargne au lecteur aucune étape de son sanglant parcours.
Il grandit en Côte d’Ivoire, où il est rapidement livré aux autres et à lui-même. C’est sans compassion qu’il décrit le calvaire de sa mère, dévorée par la gangrène. Elle marche sur les fesses et elle pue. Que faire de ce gamin si ce n’est l’envoyer toujours plus loin, pourquoi pas chez une tante du Libéria. Un type surgit, un grigriman multiplicateur de billets, un quasi inconnu qui se propose de l’emmener là-bas. On est en 1993.
Sa route croisera celle d’autres escrocs plus ou moins puissants et d’enfants-soldats qui eux au moins ont de l’allure avec leurs kalachs en bandoulière. Ils sont aux mains d’hommes de guerre violents, sans foi ni loi, mégalomanes et paternels avec ces gosses qu’ils droguent et manipulent. Dans cette Afrique de l’Ouest les guerres tribales se multiplient et les militaires s’entretuent. Les morts s’accumulent dont beaucoup sont des gamins qui n’ont même pas d’opinion politique, qui ne sont d’aucun camp ou parti, simples marionnettes manipulées par les uns et les autres. Leur vie n’a pas de valeur.
Kik regagna la concession familiale et trouva son père égorgé, son frère égorgé, sa mère et sa soeur violées et les têtes fracassées. Tous ses parents proches et éloignés morts. Et quand on n’a plus personne sur terre, ni père ni mère ni frère ni soeur, et qu’on est petit, un petit mignon dans un pays foutu et barbare où tout le monde s’égorge, que fait-on ?
Bien sûr on devient un enfant-soldat, un small-soldier, un child-soldier pour manger et pour égorger aussi à son tour ; il n’y a que ça qui reste.
Les massacres décrits par Birahima sont évidemment atroces, mais le pire est sans doute la façon dont il les décrit. Avec un détachement et un naturel qui laissent comprendre qu’il n’est pas sensible à l’horreur, que la vie l’a rendu dès l’enfance totalement hermétique à la barbarie. Que sans doute il n’aura aucun mal à tuer à son tour, de plus en plus férocement s’il a l’occasion de grandir, ce qui est peu probable puisque les enfants-soldats sont envoyés en première ligne.
Bien qu’il fasse grand usage de ses multiples dictionnaires, Birahima garde l’oralité des conteurs africains. Il interpelle son lecteur, s’adresse à lui, s’exclame, insulte et insuffle ainsi un rythme à sa harangue. Et même, il faut bien le dire, un certain humour, inattendu vu le sujet. Walahé ! A faforo ! Cette langue puissante enchaîne le lecteur malgré l’horreur racontée.
En donnant la parole à un enfant, Ahamadou Kourouma permet bien sûr au lecteur de connaître de l’intérieur ce que sont ces enfants-soldats, quels sont leurs parcours, ce qu’ils vivent au quotidien. Il peut également décrire la situation africaine sans porter de jugement apparent : Birahima décrit ce qu’il voit, ce qu’il vit avec naturel et détachement, il se fait simple témoin. Mais on lit aussi l’ironie de l’auteur derrière le discours.
Quand on dit qu’il y a guerre tribale dans un pays, ça signifie que des bandits de grand chemin se sont partagé le pays. Ils se sont partagé la richesse ; ils se sont partagé le territoire ; ils se sont partagé les hommes. Ils se sont partagé tout et tout et le monde entier les laisse faire. Tout le monde les laisse tuer librement les innocents, les enfants et les femmes. Et ce n’est pas tout ! Le plus marrant, chacun défend avec l’énergie du désespoir son gain et, en même temps, chacun veut agrandir son domaine. (L’énergie du désespoir signifie d’après Larousse la force physique, la vitalité.)
Derrière l’apparente naïveté de Birahima il y a Kourouma qui pointe du doigt l’incurie internationale, les profiteurs, les incapables, les donneurs de conseils, tous ceux qui permettent d’une façon ou d’une autre que des enfants se fassent soldats. Et Dieu aussi, celui qui n’est pas obligé d’être juste en toutes ses choses ici-bas. Gnamokodé !
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Allah n’est pas obligé
Ahamadou Kourouma
Seuil, 2000
ISBN : 2-02-042787-7 – 232 pages
Hum je l’ai lu (deux fois je crois) (je viens de relire mon billet).
Tu as entendu parler du récent film de jonathan Littell sur les enfants soldats d’Ouganda?
Non, pas du tout : fiction ou documentaire ?
Wrong elements, un documentaire de 2016, hors compétition à Cannes. je te laisse chercher plus d’infos..
J’ai reculé devant la violence du sujet, j’avoue ! Mais c’est vrai que cette langue a une réelle puissance.
Oui c’est vrai, le sujet est dur, mais Kourouma traite ça d’une façon tellement particulière, c’est assez incroyable de voir naître l’humour et un certain détachement alors qu’on est au cour de la violence la plus extrême, celle faite aux enfants…
J’ai l’impression que j’aurais eu moins de mal avec ce titre… Je n’ai pas pu dépasser les 30 1ères pages des Soleils des indépendances, en raison d’un style trop alambiqué, trop allusif, auquel je ne comprenais pas grand-chose !! Dommage…
Le style est déstabilisant mais pas compliqué. C’est le constant recours aux dictionnaire qui est étrange, mais en fait il donne un rythme et participe de l’humour général. Je te conseille vivement de l’essayer.
ce matin , j’écoutais Johnatan Littell parler de l’Ouganda , je sais qu’il faut lire ce genre de témoignages mais parfois je préfère laisser la lecture ou encore pire la vision de ce genre d’histoires à ceux qui pourront me le raconter.
Kourouma te le racontera, et de façon bien moins sombre que ne pourrait le faire un documentaire 😉
Sur les enfants soldats il y avait le très bon Sozaboy de Ken SARO-WIWA. Pour Kourouma, je trouve que le meilleur reste « En attendant le vote des bêtes sauvages ». Le Soleil des indépendances ayant un espèce de trou noir en plein milieu du récit dans mon souvenir.
Merci pour ces conseils.
Une lecture très forte que j’avais beaucoup aimé. Avec le même sujet : « Petit ménitaire ».
??
Si je peux me permettre ,Pétit minitaire ( petit militaire) est le sous titre de Sozaboy, il s’agit du même ouvrage
Merci !
je suis également tentée. Oui, jonathan Littell a fait un film-docu sur ce sujet. Il est venu en parler sur France Inter
Je vais essayer de trouver ça.