Avec Etre à distance, la romancière chilienne Carla Guelfenbein a remporté le prix Alfaguara 2015 (présidé cette année-là par Javier Cercas) qui en plus d’être richement doté est prestigieux. C’est l’occasion de jeter un œil sur ce que propose aujourd’hui la littérature chilienne qui compte en ses rangs tant de grands noms. Un tel prix laisse présager du meilleur en matière de littérature hispanophone mais il faut bien avouer que ce roman n’est ni novateur ni puissant.
Vera Sigall est une écrivain reconnue. Octogénaire, elle vit loin des médias. C’est son voisin Daniel Estévez qui la découvre un matin chez elle, inconsciente au pied des escaliers. On la met dans un coma artificiel et Daniel vient chaque jour la voir. Emilia aussi vient la voir, sans se manifester. Tous deux ne se connaissent pas, mais le lecteur les découvre simultanément grâce à deux récits alternés qui donnent voix à l’un et à l’autre. Une troisième les rejoint à partir de la deuxième partie, celle d’Horatio Infante, très célèbre poète qui a jadis été l’amant de Vera.
Le récit d’Horatio s’ancre au début des années 50, alors que Vera est mariée et mère d’une jeune garçon. Elle n’a pas encore écrit et lui produit quelques poèmes à peine publiés en revues. Daniel et Emilia racontent leur passion pour Vera, lui parce qu’il est son voisin, l’autre parce qu’elle travaille sur son oeuvre pour sa thèse. Elle est française, née d’une mère chilienne et c’est Horatio Infante qui l’a encouragée dans cette voie. Daniel est architecte, marié à une journaliste qui a toujours vu en lui un génie.
Chacun raconte son histoire. Daniel et son mariage qui part à vau-l’eau, Emilia son impossibilité d’être au monde : elle souffre d’un mal étrange qui lui interdit absolument tout contact physique avec qui que ce soit. Enfermée en elle-même, elle communique très peu. Ces trois voix construisent le personnage de Vera Sigall chacun à leur façon.
L’alternance des voix est ce qui crée la dynamique du roman par ailleurs très lent. Un semblant d’intrigue policière y travaille aussi puisque Daniel est persuadé que Vera n’est pas accidentellement tombée dans les escaliers mais qu’on l’a poussée. Mais cette intrigue est un prétexte (assez superficiel) puisque le véritable intérêt de Etre à distance réside dans l’évolution des personnages. Il n’est question que d’êtres en devenir, tous créateurs enfermés ou inaboutis. Emilia est enfermée dans son corps qu’elle déteste, Daniel dans les aspirations de sa femme. La relation entre Horacio et Vera est la plus riche et la plus complexe puisque Vera va révéler le poète en lui. Plus qu’une muse, elle est le principe créateur, avant d’elle-même entrer en écriture.
Un des points décevants du roman est celui lié au secret. Ces trois voix n’ont pas été choisies au hasard, on sait que quelque chose les lie et malheureusement, c’est clair dès le départ : en faire un secret ne donne pas beaucoup de clairvoyance aux personnages. Autre écueil : l’absence d’Histoire. Carla Guelfenbein fait de Vera une Juive ayant échappé au nazisme. Et après ? Quel intérêt par la suite ? Aucun. L’histoire personnelle de Vera est très peu évoquée et on s’interroge sur la nécessité de telles origines. L’absence de contexte est dommageable dans tout le roman. Après un séjour en France, Horacio rentre au Chili en 1977 pour accompagner la dépouille d’un des personnages. Il pleut le jour de l’enterrement. Et c’est tout ce qu’il trouve de changer au pays quatre ans après le coup d’Etat ? On ne le saura pas.
Etre à distance est moins complexe qu’il voudrait l’être et qu’il aurait pu l’être. Il se concentre sur l’histoire d’une femme, sur le passé et ses intrications dans le présent et si les personnages sont très fouillés, ils n’ont pas la véritable profondeur qui retient l’intérêt. Son point fort réside dans la complexité des rapports entre Horacio et Vera qui participent du mystère de la création littéraire. Mais si on comprend l’attirance d’Horacio pour la jeune Vera, on aurait mieux aimer comprendre celle de Daniel et Emilia pour Vera devenue vieille : quelle fascination exerce-t-elle ? Comment est-elle devenue une écrivain culte ? Par ailleurs, Carla Guelfenbein choisit d’étoffer le personnage de Jérôme (« petit ami » d’Emilia resté en France) plutôt que celui de Julian (le fils de Vera) : mauvais choix car ce dernier prend une importance décisive alors que Jérôme n’est qu’un outil dans la personnalité d’Emilia.
Un roman qui laisse donc une impression mitigée tant en lui-même que pour la qualité des romans primés par un prix aussi prestigieux que l’ Alfaguara. Je me souviens que je me posais déjà ce genre de question après attribution du prix Nadal à Clara Sánchez pour Ce que cache ton nom…
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Etre à distance
Carla Guelfenbein traduite de l’espagnol par Claude Bleton
Actes Sud, 2017
ISBN : 978-2-330-07259-9 – 312 pages – 22,50 €
Contigo en la distancia, première parution : 2015
Les prix ne sont pas garants de qualité, comme on sait. Mais c’est vrai que lorsqu’ils sont présidés par quelqu’un comme Cercas, on attendrait quelque chose de plus puissant et convaincant.
C’est exactement ça. A lire Cercas et surtout à l’écouter parler (avec autorité et conviction) de littérature, il est étrange au final de voir un tel livre primé. Ceci dit, il n’était pas le seul membre du jury…
Et tu n’as rien lu d’autre de cette auteure ? J’ai son nom dans mes listes depuis belle lurette et encore pas franchi le pas… (mon envie va encore s’amenuiser après ton billet)
Non, je la découvre. Ce n’est en effet pas son premier titre traduit en français, je ne sais pas ce que valent les autres…
Il vient d’arriver à la bibliothèque, je pourrai donc essayer. Depuis le temps que j’entends parler de l’auteure ..
Eh bien moi, je ne la connaissais pas… ton avis m’intéresse, d’autant plus qu’on n’en trouve pas beaucoup sur ce titre.
Dans le monde très fouillis de mes listes « à lire », « à ne pas rater », « à lire de toute urgence » … il pourrait inaugurer une nouvelle liste, « roman ayant reçu un prix prestigieux mais qui n’a pas convaincu mes amis/es des blogs »
Mais oui pourquoi pas, une liste à trimballer alors, histoire de ne pas se laisser éblouir en librairie par les bandeaux racoleurs des éditeurs 🙂
Il me faisait assez envie mais tu me fais hésiter…
Il vaut donc mieux te faire ton avis par toi-même… ça n’est pas un mauvais livre, juste décevant à mes yeux en regard du prix reçu et de l’ambition du sujet.
Dommage que ce roman ne tienne pas tout à fait ses promesses, j’avais bien aimé son roman Et le reste est silence
Peut-être celui-là te plaira-t-il aussi, je ne sais, je n’ai rien pour comparer. Mais sur le thème des vieilles écrivains mystérieuses, je préfère encore la façon dont les Britanniques traitent le thème, c’est souvent plus drôle et plus enlevé… Ici, c’est tellement décontextualisé que c’en est décevant.