Rouvrir le roman de Sophie Divry

Sophie Divry, romancière, choisit de faire un pas de côté et de s’intéresser à la théorie littéraire. Petit pas donc, mais inhabituel comme elle le rappelle d’emblée : peu de romanciers aujourd’hui s’impliquent dans la théorie ou l’esthétique littéraire. Peu de lecteurs aussi car ce qui intéresse celui-ci dans la majorité des cas, c’est bien le produit fini et non la façon dont il a été manufacturé. En tant que lecteur, on peut prendre Rouvrir le roman comme une porte ouverte sur les coulisses. Et comprendre de fait que les coulisses ne sont pas les mêmes pour tous, tant Sophie Divry n’évoque pas tous les livres, ni tous les romans (si tant est qu’une telle globalité puisse exister…).

Elle commence par un constat : le roman n’est pas mort. Pour le lecteur lambda ou pour le dévoreur de romans, l’affirmation semble évidemment très étrange : les tables des librairies croulent sous les romans, toujours plus nombreux.

Alors de quoi est-il question exactement ? Certainement pas du nombre de romans qui paraissent chaque année et qui témoignent en effet de la bonne santé du genre. Il est ici plus question de vitalité que de vie, de capacité à inventer des formes nouvelles plutôt qu’à utiliser et réutiliser des moules existants. Un genre qui ne se renouvelle pas est un genre moribond même s’il engendre encore de beaux et nombreux macchabées !

De quel roman Sophie Divry nous parle-t-elle ? Elle ne s’intéresse pas au roman as usual, ce roman…

… qui se répète avec succès, demande un sujet à la mode, une intrigue vraisemblable et haute en couleur, des personnages bien campés auxquels on peut s’identifier, un style d’une lisibilité digeste, quelque chose de clair, d’immédiatement compréhensible et reconnaissable.

Une intrigue, des personnages, un style compréhensible : bref, le « roman romanesque » que nous lisons vous et moi en grande majorité. Sophie Divry est fille du Nouveau Roman, elle cite de nombreuses fois Nathalie Sarraute, Thomas Pynchon, Carlos Fuentes : de la littérature qui n’est pas divertissement mais qui peut bien sûr être plaisir. Je peine au moment de trouver l’adjectif qui conviendrait aux romans dont il est ici question…

La littérature n’a pas besoin de changer le monde (roman engagé) et n’a pas à recevoir de brevet d’humaniste (roman à portée sociale). Elle se doit d’être novatrice dans sa forme et Sophie Divry s’interroge sur les moyens qu’elle se donne pour l’être aujourd’hui. Les novateurs doivent-ils ignorer les modes, les attentes du public ? Y a-t-il une posture (celle du refus) ? L’Art pour l’Art est-il  possible et encore fécond ? Existe-t-il des écrivains indépendants (à travers une pertinente approche du statut de l’écrivain) ? Faut-il être illisible pour être littéraire ? Ces questions sont de ma part caricaturales mais un paragraphe s’intitule quand même : « la lisibilité est-elle une compromission ? ».

A l’évidence, Sophie Divry ne représente pas la majorité des écrivains. Elle s’intéresse à quelques audacieux du style ou de la forme pour lesquels l’histoire est secondaire. Ni l’intrigue ni les personnages ne priment.

Cela reste un but fascinant, il faut l’avouer : tendre vers l’ascétisme le plus strict et voir si son style pourra tenir en l’air.

Sophie Divry insiste sur l’importance de l’innovation en littérature. Peut-être oublie-t-elle que la grande majorité des lecteurs, les lecteurs de base qui ne s’embarrassent pas de théorie, ne cherchent pas l’innovation mais le confort et donc le renouvellement du même. D’où les vagues littéraires qui déferlent et tiennent tour à tour les hautes places dans les classements des ventes de livres : le polar scandinave, les héritiers d’Harry Potter, le porno chic. Mais me dira-t-on peut-être, tout ça n’est pas de la littérature… en tout cas, c’est bel et bien du roman, une forme de roman populaire dont il n’est pas question dans Rouvrir le roman.

Pas de doute, il y a roman et roman, littérature et littérature. Et une multiplicité de lecteurs.

Le texte est donc assez pointu, mais aussi impertinent (il faut voir comment elle déboulonne le très littérairement respecté Pierre Bergounioux) et stimulant. La seconde partie est consacrée à « quelques chantiers », des possibles littéraires sous-exploités selon l’auteur. L’innovation typographique, l’esprit de non-sérieux ou la métaphore sont des terrains fertiles qui n’ont été bousculés que par de trop rares audacieux. Elle cite Cormac McCarthy, Hubert Selby Jr ou Edgar Hilsenrath, et d’autres que je ne connais pas mais découvrirai sans doute avec plaisir comme Gilbert Sorrentino ou Raymond Ferderman.

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Rouvrir le roman

Sophie Divry
Noir sur Blanc (Notabilia), 2017
ISBN : 978-2-88250-453-1 – 200 pages – 14 €

22 commentaires sur “Rouvrir le roman de Sophie Divry

  1. C’est à n’en pas douter en tout cas une question qui m’intéresse. Même si c’est vrai qu’aujourd’hui, après avoir pas mal étudié ces questions lorsque j’étais étudiante, je les explore un peu moins…

    1. Quelques années d’études littéraires permettent de mieux comprendre ce dont il est question ici. Finalement je me rends compte qu’en une grosse vingtaine d’années, les questions n’ont guère évolué et qu’il est toujours question des mêmes auteurs. A l’évidence, il n’est rien arrivé au roman de puis le Nouveau Roman…

  2. Le sujet est passionnant en effet. Je dirais que les romans dont elle parle sont ceux qui ne se donnent pas, nécessitent peut être une autre approche que le pur plaisir de lire. J’ai récemment lu un livre qui joue avec la forme, la typographie, les voix. C’est assez déstabilisant. Et pourtant il s’agit d’un récit de fantasy populaire. Je pense que certains auteurs essaient tout de même d’innover, mais ils se heurtent ensuite à la diffusion. Puis les auteurs cités comme Nathalie Sarraute ont un univers de pensée à part. Il faut déjà essayer de comprendre comment ils fonctionnent pour les apprécier. Cela étant je pense qu’on peut être un lecteur peu regardant, pour le plaisir d’une intrigue par exemple, et apprécier parallèlement de se plonger dans un monde à part, juste pour les mots, la forme, je dirais le plaisir de se prendre un peu la tête de temps en temps ! Merci pour la réflexion Ys 😉

    1. Oh, mais La Horde du contrevent n’est pas un roman de fantasy comme les autres : il est exceptionnel ! Il renouvelle profondément les formes du genre et interroge la construction même de la structure narrative. D’ailleurs, Alain Damasio n’a pas trouvé de maison d’édition pour le publier, et La Volte a été créée tout exprès.

      1. Je n’ai guère apprécié La Horde du contrevent. Même si ce n’est pas, comme tu le dis et je le veux bien car je n’y connais rien en ce domaine, un roman comme les autres, il joue sur les mêmes ressorts que les autres bouquins d’anticipation : un monde plus dur, les femmes y sont relégués à leurs rangs de femelles obéissantes et de plaisir. C’est ce qui me reste de ce livre.

  3. Tu ne sembles pas adhérer totalement à ce que présente l’auteure… J’avais envie de le lire, mais comme je ne connais rien au Nouveau Roman, ni aux auteurs cités, je ne suis pas sûre que ce soit pour moi…

    1. Eh bien disons qu’à mes yeux il ne s’agit pas d’un essai sur le roman. Sophie Divry s’intéresse à une sorte de roman en particulier, que je suis donc bien en peine de qualifier, mais pas au genre romanesque dans son ensemble. Par exemple, elle ne s’intéresse pas au roman avec intrigue, personnages et histoire cohérente : ça fait quand même beaucoup de romans qui peuvent entrer dans cette catégorie !
      Mais par contre, ce qu’elle dit du roman qui l’occupe ici est très intéressant.

  4. Il fait le tour de mes blogs préférés, ce livre mais c’est bizarre j en’arrive pas à m’y mettre et pourquoi s’en prend t’elle à Pierre Bergounioux (que je ne connais pas)? mais j’ai plutôt lu des articles positifs sur cet auteur

    1. Elle revient par exemple sur l’affirmation de Pierre Bergounioux que le style est lié à un contexte politique, historique et social. Elle explique que pour Bergounioux, un bon livre doit nous faire vivre d’autres vies, palpiter avec d’autres existences : pas pour elle évidemment.

  5. Oh mais ça m’a l’air bien intéressant. J’ignore quasi totalement ces histoires de nouveau roman et autres, mais bon, même si je n’ai pas un roman romanesque sous la dent, mais qu’il me donne du plaisir de lecture, ça me va!

    1. Oui, il ne s’agirait pas de lire et relire toujours le même roman. J’attrape parfois des fatigue de roman américain, des indigestions peut-être de romans lisibles avec des personnages immenses et des intrigues prenantes : changer n’est pas un mal, changer de pays ou de style…

  6. J’ai failli passer parce que je ne suis pas très convaincue par Sophie Divry la romancière, enfin, disons qu’elle n’est tout simplement pas mon genre d’auteurs), mais en non-fiction, surtout que la thématique m’intéresse beaucoup ici et suscite bien des réflexions, je pourrais y trouver mon compte, je sens.

    1. Cet essai pique à l’inverse ma curiosité à l’égard de son travail de romancière : je lirais bien un de ses romans pour voir « s’il tient tout seul »…

    1. Oui, si on aime se frotter un peu de temps en temps à la théorie littéraire, il est très intéressant, même si on ne partage pas tout à fait le point de vue de l’auteur.

  7. Je crois que l’une des questions du livre est justement : comment continuer à écrire sans faire du roman « as usual », comment réinventer l’art et la littérature sans forcément tomber dans des attitudes dogmatiques. Et donc ça revient un peu à demander, encore et encore, « qu’est-ce que la littérature? ». J’ai l’impression que l’écriture fonctionne un peu comme la lecture : il faut parfois accepter de sortir de sa zone de confort, se mettre en danger, tout en produisant une oeuvre qui reste lisible. C’est l’envie qu’elle m’a donnée, en tout cas : sortir de ma zone de confort (dans laquelle je reconnais m’être un peu installée en ce moment !)

    1. Oui, je suis d’accord, elle et quelques autres se demandent comment écrire des romans différemment ou différents. Mais il en reste de très nombreux autres qui aiment le roman comme il est et l’écrivent et le travaillent très bien. Comme les lecteurs, bien des écrivains n’ont pas envie de sortir de ce qu’ils savent faire, parce qu’ils le font bien et peut-être n’ont pas les moyens de faire autrement. Tu vois, si Ellroy se mettait à la bluette et Amélie Nothomb au Nouveau Roman, ça risquerait de mal se passer de leur côté comme du côté des lecteurs 🙂

  8. Pour moi Sophie Divry est d’abord une Papou dans la tête sur France Culture… Pour le reste… Moi j’aime les romans romanesques, avec des aventures et tout le tantim mais j’aime aussi les choses plus étonnantes. Mais quelquefois j’ai l’impression que les créations stylistiques apparaissent ça et là dans l’histoire, sans se préoccuper si c’est contemporain ou non. Je pense à Laurence Stern, à Arno Schmidt, à Pynchon, Volodine… Rabelais… et d’autres auxquels je ne pense pas tout de suite.

    1. Des écrivains qui ont marqué la littérature parce qu’ils ne faisaient pas comme les autres. Je pense que ces écrivains qui écrivent le roman romanesque, qui nous embarquent sur le coup par le suspens qu’ils mettent en place par exemple, ne sont pas forcément ceux qui marqueront la littérature. Dans 20 ou 30 ans, on ne les connaîtra plus et j’espère pour eux qu’ils n’ont pas l’ambition de marquer la littérature sur le long terme. Divertir, ça peut être aussi louable quand on le fait bien.

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