Jusqu’à la bête de Timothée Demeillers

Jusqu'à la bêteIls sont de plus en plus nombreux les textes qui s’intéressent à la viande que les hommes consomment et à la façon dont elle parvient dans les assiettes. De plus en plus nombreux à mettre en lumière ce qui veut rester caché : l’abattoir. Sous forme de non-fiction narrative avec Steak Machine de Geoffrey Le Guilcher ou de roman avec Les liens du sang d’Errol Henrot, les écrivains dénoncent aussi les conditions de travail des ouvriers de la viande. Jusqu’à la bête s’inscrit dans cette lignée, retraçant l’obsession d’Erwan, la trentaine, que son travail à l’abattoir a conduit en prison pour de longues années.

Erwan est enfermé depuis deux ans. Il ressasse sa vie, cherchant à comprendre l’acte fou à l’origine de sa condamnation, que le lecteur ne connaîtra qu’à la fin du roman. Une vie de famille traditionnelle qui aurait pu être heureuse si le père n’avait été un tyran domestique violent et égoïste ; une scolarité plus que médiocre ; peu d’ouverture aux autres : Erwan s’enferme, devient de plus en plus solitaire. Son travail à l’abattoir est une aubaine, un moyen d’être indépendant, de quitter un foyer familial insupportable.

Mais l’abattoir le poursuit. Depuis quinze ans qu’il y travaille, son état se dégrade. Il est obsédé par les bruits, les tasers qui estourbissent les bêtes avant qu’elles soient égorgées résonnent jusque dans ses rêves, l’odeur du sang le poursuit. Il n’a pas d’amis, végète dans des relations superficielles qui l’insupportent de plus en plus. Il n’établit de relations sereines qu’avec son frère et sa famille dont il est proche. Il y a eu aussi Laëtitia, intérimaire estivale qui a ouvert son cœur le temps d’un été. Mais rien ne dure éternellement, si ce n’est l’usine qui le hante, l’enferme dans une camisole.

Comment leur dire que tout ce que je voyais c’était des vaches mortes, que je n’entendais même plus l’histoire désormais, et je m’excusais, je m’absentais aux toilettes, je m’enfermais pour quelques instants dans une cabine, je me passais de l’eau sur le visage, je gueulais face au miroir, putain Erwan, je hurlais face au reflet blême, PUTAIN ERWAN, j’essayais de recouvrer mes esprits avant de retourner à table, parce que je savais qu’on me demanderait à nouveau si ça allait, si tout allait bien, que je ne pourrais dire que oui, que je ne pourrais jamais leur confier toute la mélasse qui vivait en moi, bien tassée au fond, qui grandissait, qui me grignotait de l’intérieur un peu plus tous les jours, que je n’arrivais plus à dompter, que je n’arrivais même plus à dissimuler, alors je dirais juste ouais, ça va super, c’est trop bien d’être ici avec vous, je le penserais même peut-être, c’est toujours mieux que d’être là-bas, je me dirais, mais non, ça ne va pas, ça ne va pas du tout, je ne sais même pas quoi faire pour aller tout simplement, pas aller bien, juste aller, juste vivre, juste survivre.

A chaque page, Erwan exprime son extrême sensibilité. Il n’est de taille ni pour l’usine, ni pour l’amour, bien trop fragile pour notre monde qui se définit par des rapports de force. Riches/pauvres, patrons/ouvriers : Erwan est du mauvais côté. Hommes/femmes : Erwan n’est pas assez cynique pour être un mâle dominant. Humains/animaux : il a trop vu de carcasses innocentes et exploitées à mort pour ne pas prendre le parti des faibles. Il ne trouve pas de place dans un monde superficiel et aseptisé et s’enferme dans ses cauchemars et son dégoût de la vie.

Jusqu’à la bête est une lutte et une chute. Une charge aussi contre un monde d’apparences qui donne pour pas cher du rêve au peuple et une société capitaliste qui exploite et piétine ceux qui ne sont pas de taille à en profiter. L’usine n’a pas plus de respect pour les animaux que pour les hommes qui y travaillent. S’il est plus question ici de condition ouvrière que de condition animale, la souffrance est commune dans ce lieu de mort industrialisée. Un abattoir n’est pas une usine comme les autres : il se nourrit du sang de la vie, il massacre à la chaîne pour le plaisir de quelques-uns. Et il s’inscrit dans le déni.

Toute la journée, c’est un défilé interminable de nettoyeurs, un ballet d’ombres blanches qui s’activent sur la chaîne d’abattage, armés de leur karcher, à la recherche de traces de sang et de morceaux de chair, de graisse ou d’abats, qu’ils repoussent inlassablement vers les rigoles d’égouts. Le puissant jet efface les marques de la boucherie, détruit les preuves de ce carnage géant et emporte tout dans un flot d’eau chaude vers les grilles d’évacuation, vers ce qui sera définitivement éliminé, vers la station d’épuration, les seuls déchets qu’on n’utilisera pour rien, rien du tout, qu’on n’essaiera pas de rentabiliser, qu’on ne tentera pas de récupérer, pour en faire des abat-jours, des cordages de raquettes ou de la pâtée pour chat, non, rien du tout, évacué, vidangé, dégagé.

La langue de Timothée Demeillers martèle l’obsession, enfonçant – clac, clac – le bruit de la mort qui partout poursuit Erwan. Elle souligne l’artificialité des échanges et des conversations qui ne veulent plus rien dire car les mots sont usés. Elle se fait parfois ample, comme une trop rare vague d’enthousiasme, mais aussi pour dire ce temps trop long, ce temps qui ne passe pas, cette trop longue vie remplie de sang, de mort, chaque jour ressemblant au précédent.

Soumis aux lois de la productivité, au mieux ignoré de ses semblables, Erwan ne devient pas machine comme on le voit parfois dans ces romans qui dénoncent l’industrialisation et l’abrutissement mécanique des ouvriers. Il exprime son ennui d’être au monde, sa fatigue, sa conscience d’exploité et sa misère affective. Le lecteur l’entend perdre les pédales, abandonner les codes, s’éloigner de l’humain en lui pour laisser s’exprimer la fureur primordiale. Instant de folie qui conjugue dégoût de soi, vengeance de classe et rage à l’état pur.

Et le lecteur comprend Erwan, et retourne à son steak.

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Jusqu’à la bête

Timothée Demeillers
Asphalte, 2017
ISBN : 978-2-918767-71-8 – 149 pages – 16€

13 commentaires sur “Jusqu’à la bête de Timothée Demeillers

  1. Ha oui, effectivement c’est à la « mode » ce genre de récits ! Il faut que je lise Steak Machine pour commencer. Je crois que ce sera le seul d’ailleurs. Est-ce que vraiment ce genre de texte ouvre les yeux des consommateurs ? Je ne suis pas sûre. Ceux qui les lisent sont déjà des convaincus à mon sens.

    1. Corentine, les miracles peuvent cependant arriver : c’est grâce à la lecture de Défaite des maîtres et possesseurs de Vincent Message que je suis devenue végétarienne…

      1. J’étais végétarienne à 20 ans, mais sans conviction. J’ai remangé ensuite de la viande, sans aucune mauvaise conscience, sans me sentir concernée par le sujet. Et c’est vraiment le roman de Vincent Message qui m’a frappée et a tout simplement changé ma vie au quotidien (avant de l’ouvrir, je ne savais absolument pas quel en était le sujet). Et aujourd’hui c’est vrai, je lis beaucoup de livres sur le sujet.

  2. Je l’ai noté dans la masse des romans de rentrée, celui-ci. Même si je suis déjà convaincue que notre avenir devra se faire sans ou alors avec beaucoup moins de viande !

  3. je suis plongée dans « Homo Deus » et oui en ce moment une réflexion se construit à travers différents livres sur le sort que nous réservons aux animaux.
    PS
    j’ai eu des difficultés à mettre des commentaires sur ton site à partir de mes instruments nomades (téléphone tablette)

    1. C’est un roman tellement intelligent : il met très brillamment la littérature au service d’une cause, il marque les esprits, il est compréhensible et très émouvant sans le moindre pathos. Pour moi, c’est un très grand roman, essentiel, peut-être celui de la décennie…

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