Tout au long de ces six cents pages, Leonardo Padura, notre écrivain Cubain préféré, conjugue « hérétiques » sur tous les tons. Il raconte trois vies, trois instants de trois vies différentes qui ont un lien à des années, voire des siècles et des kilomètres de distance.
La première histoire nous permet de retrouver Mario Conde, ex-flic devenu bouquiniste. Il est sur la piste d’un tableau de Rembrandt, perdu depuis 1939. Ce tableau, les parents de Daniel Kaminsky le transportaient dans leurs bagages à bord du Saint-Louis. Mais le navire on le sait, n’accosta jamais à Cuba, ni en Amérique du Nord et dut faire retour en Europe avec sa cargaison de migrants juifs. Les parents de Daniel, qui était alors un enfant, ont-ils cédé le tableau pour pouvoir descendre ? Quelqu’un à Cuba est-il ainsi entré en sa possession sans pour autant les aider ? Il semblerait qu’en ce début de XXIe siècle, le tableau ait été mis en vente à Londres. Elías, fils de Daniel, veut en avoir le coeur net et surtout savoir si son père a tué un homme.
Amsterdam en 1647 est un havre de paix pour les Juifs expulsés de partout. C’est là que le jeune Elías Ambrosius Montalbo de Ávila a grandi et espère secrètement devenir peintre. Secrètement car il lui est absolument interdit par sa religion de représenter des images. Il parvient pourtant à se faire engager dans l’atelier de Rembrandt comme quasi domestique, tout en profitant de ses leçons. Il observe, il apprend, et en lui grandit le doute : pourquoi sa religion lui interdit-elle de peindre ? Elías s’interroge d’autant plus que le Maître peint de multiples scènes bibliques et le choisit pour être son modèle alors qu’il s’apprête à peindre le Christ dans toute son humanité. Il est donc à l’origine du tableau qui des générations durant resta accroché dans la maison des Kaminsky.
Puis c’est enfin Judy, une jeune fille disparue recherchée par son amie. Personne ne semble se soucier de Judy, une « émo » qu’on dirait gothique et remuant des idées très sombres. Mario Conde enquête parmi les jeunes gens, puis surgit un lien avec le fameux tableau, fil rouge du roman.
Leonardo Padura mêle les époques et les narrations avec une grande maîtrise. La Hollande des peintres mais aussi des conflits, Cuba depuis les années 50 jusque de nos jours, Berlin, la Pologne, la Seconde Guerre mondiale : époques mouvementées, toujours cruelles pour ceux qui veulent être libres d’esprit. Daniel le Juif mécréant renoncera à la foi héritée de sa famille, la retrouvera en ne cessant de s’interroger. De même Elías qui dès qu’il s’interroge comprend qu’il est un dissident, pas de ces Juifs obéissants qui fuient et renoncent. Judy elle aussi refuse. Elle ne veut pas de cette société oppressive, elle veut dire non et choisit un groupe de jeunes comme il en existe de très nombreux à La Havane. Elle se drogue, mutile son corps, lit Nietzsche et Cioran.
Ces trois personnages très denses ont en commun de refuser une loi, qu’elle soit divine ou étatique, qui les oppresse et les empêche d’exercer leur libre arbitre. Ce sont des rebelles, des hérétiques et des jusqu’au-boutistes mais pas des fanatiques. Ils ne sont aveuglés par aucune doctrine, cherchent même à échapper au moule qui les a forgés.
La construction de ce roman est assez surprenante puisque dans deux histoires sur trois, on trouve Mario Conde, héros récurrent de l’auteur. Chacune pourrait être un court roman tant le lien entre elles (le tableau) est ténu. Le texte central à Amsterdam pourrait lui aussi faire l’objet d’un seul roman. Dès lors, si le thème de l’hérésie est évident, les liens sont assez superficiels : on dirait trois textes plus juxtaposés que vraiment liés. On est loin de la fluidité et de la cohérence de L’Homme qui aimait les chiens, véritable roman virtuose. Il y a dans Hérétiques beaucoup de récit (surtout dans les deux premières parties) ce qui ne donne guère de rythme. Tout est parfaitement documenté, la narration est maîtrisée mais parfois bien lente. L’émotion pourtant est toujours présente, qui se mêle à l’humour dans les parties qui voient le retour de Conde et de ses fidèles amis.
D’aucun ont qualifié ce roman de chef d’oeuvre, aussi par les interrogations qu’il brasse. Mais pour moi, il n’a pas l’aisance narrative et dramatique du précédent, L’Homme qui aimait les chiens. Il reste bien sûr tout à fait recommandable et même conseillé à tous ceux qui souhaitent s’aventurer à La Havane, dans ses rues comme dans son histoire.
Leonardo Padura sur Tête de lecture
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Hérétiques
Leonardo Padura traduit de l’espagnol par Elena Zayas
Métailié, 2014
978-2-86424-961-0 – 605 pages – 23 €
Herrejes, première parution : 2013
J’ai lu un roman de Padura (je ne sais plus lequel) qui m’avait laissé une impression moyenne. Tu recommanderais lequel pour (re)commencer à le découvrir ? L’homme qui aimait les chiens ?
Oui pour moi, c’est le meilleur, même si on n’y croise pas Mario Conde.
Exact, je partage tes avis (derniers paragraphes) le lien est ténu, et j’ai préféré L’homme qui aimait les chiens. Mais je ne vais pas me priver des romans de Padura! (tu as lu Les quatre saisons?)
Non, c’est ton préféré ?
Quatre livres assez courts (250 pages) assez indépendants, avec plein de Conde à l’intérieur (et ses potes)
Je te rejoins complètement ! Les trois récits s’emboîtent assez peu et en ce qui me concerne, le second m’a passionnée (et franchement, il m’aurait suffit, j’ai du mal avec le personnage de Condé …)
J’aime bien Conde pour ma part, mais quad je lis des textes de Padura où il n’apparait pas (comme le texte central), j’aime aussi. C’est vraiment un auteur que j’aime retrouver.
Bon. Il ne faut donc pas commencer par là pour découvrir Padura.
Peut-être pas…. même si ce n’est pas du tout un mauvais roman, loin de là.
J’ai lu beaucoup de polars de Padura (avec Conde et ses potes, comme dirait Keisha) ainsi que L’homme qui aimait les chiens, très réussi. J’ai noté plusieurs fois dans des billets les mêmes restrictions que les tiennes. Je vais donc m’en tenir là pour le moment…
On va attendre le prochain 😉
Comme je ne l’ai jamais lu, je vais essayer de me souvenir de ne pas commencer par celui-ci (sous peine je pense de me dégoûter) .
Je l’ai lu et apprécié mais figure toi que je ne garde plus grand chose. Je note l’homme qui aimait les chiens si je veux redécouvrir cet auteur à l’occasion.
Ca peut être une bonne porte d’entrée pour découvrir Padura ? Ou tu conseillerais quel titre ?
Si tu aimes le roman historique, n’hésite pas à commencer avec L’homme qui aimait les chiens. Si tu es plus polar essaie un Conde : dans Adios Hemingway, il y a même le grand Américain !
Je commencerai donc par l’homme qui aimait les chiens
Il m’a perdue en route, ce roman.
Il est un peu long parfois, c’est vrai, mais je me laisse porter et finalement je me suis immergé dans La Havane et Amsterdam.
J’adore Padura, j’ai dû dire chef d’œuvre pour celui-ci, si je me souviens bien 🙂 , mais tous les autres avec Conde et sa bande d’amis sont tellement attachants. Et…honte sur moi je n’ai pas encore lu L’homme qui aimait les chiens ( monstrueuse lacune à rattraper ). Là où je l’ai trouvé moins excellent c’est avec les nouvelles. Mais pour moi, Cuba, c’est Padura
Pas essayé les nouvelles, mais c’est un genre que je n’affectionne pas souvent. Bon, tu sais ce qu’il te reste à faire 🙂
Oui ! Je sais ! je sais depuis longtemps d’ailleurs, je l’avais acheté pour la bib où je bossais.
J’avais beaucoup aimé L’homme qui aimait les chiens, mais celui-ci m’était tombé des mains, je n’avais pas accroché.
C’est vraiment différent, ce qui n’est pas plus mal, et dommage cet abandon…
J’ai noté padura depuis un bail mais toujours pas lu, honte à moi… En tous les thèmes qui sont brassés ici me plaisent
Tout à fait d’accord avec toi, c’est un bon -très- gros roman, j’avoue avoir survolé une des dernières parties, trèèèèès loooongue. Rien ne vaut L’homme qui aimait les chiens, un chef d’oeuvre, une lecture absolument indispensable