Quiconque s’intéresse à la condition animale aujourd’hui connaît l’association L214. Depuis 2008, elle milite activement, se fait remarquer et entendre, obtient des résultats. A l’origine d’enquêtes sur les abattoirs français, elle a notamment diffusé des vidéos qui ont marqué bien des consciences et fait bouger les choses. Ses deux objectifs principaux : militer pour des réformes en faveur du mieux-être des animaux d’élevage ; défendre une idéologie abolitionniste. Ce qui pourrait sembler paradoxal puisque l’abolition de la viande dans nos assiettes doit évidemment conduire à la fin de l’élevage. On comprend mieux la position de L 214 en lisant l’essai de Jean-Baptiste Del Amo.
Il nous présente certains militants et bien sûr Brigitte Gothière et Sébastien Arsac ses co-fondateurs. Ils font part de leurs convictions, explicitent leur engagement et leur cheminement, tout comme d’autres membres en fin d’ouvrage. L’évolution de l’association accompagne le changement des mentalités face à la condition animale. Il y a longtemps qu’il existe des associations qui défendent les animaux, comme la fondation Brigitte Bardot, et on a tous en mémoire des images de ces militants antivivisection aux actions souvent spectaculaires. Ce qu’on comprend mieux, c’est que L 214 n’est pas qu’un mouvement de défense des animaux. Il existe des défenseurs des animaux, je pense par exemple aux bénévoles de la SPA, qui ne sont pas végétariens. Il semble cependant impossible de ne pas le devenir quand on embrasse la cause de L 214 : contre la souffrance liée à l’élevage industriel et le massacre des animaux envoyés dans les abattoirs, aucune autre solution n’est possible.
Généralement, les gens ne s’interrogent pas sur la provenance de la viande qu’ils ont dans leurs assiettes : les industriels de la viande font bien leur boulot et le carnivore ne fait plus le lien entre l’être vivant et le cadavre qu’il mange. Tout simplement, les gens préfèrent « ne pas y penser ». L’humanité qui préfère ne pas penser est un bonheur pour les publicitaires, les manipulateurs et autres machines à décérébrer en vue de s’enrichir. Et un malheur pour l’humanité elle-même qui pour ne pas avoir à réfléchir (quelle lourde tâche !) préfère « ne pas y penser »…
D’autres personnes se donnent bonne conscience. Combien de fois, nous végétariens, entendons-nous nos interlocuteurs déclarer que de toute façon, ils mangent peu de viande ou qu’ils veillent à l’acheter en boucherie locale ou issue de circuits courts ? Pourtant, en France, la réalité est autre :
- 83% des plus de 800 millions de poulets de chair sont élevés sans accès à l’extérieur ;
- 99% des 37 millions de lapins sont élevés en batteries de cage ;
- 95% des 25 millions de cochons sont élevés sur caillebotis en bâtiments.
La France fait partie des pays européens dont les habitants consomment le plus de viande. Plus d’un milliard de vertébrés terrestres sont abattus chaque année dans notre pays, dont 840 millions de poulets, 100 millions de canards, 53 millions d’autres volailles, 37 millions de lapins, 25 millions de cochons…
Tout le monde aujourd’hui sait que les animaux sont élevés dans des conditions scandaleuses. Personne ne peut visionner sans frémir les images d’abattoirs captées par l’association L 214. Donc bien souvent, le carnivore ne les regarde pas afin de « ne pas y penser ». Celui qui les regarde voudrait croire que ce n’est pas à cause de lui que ces animaux souffrent toute leur vie pour finalement être massacrés. Pour se dépatouiller avec ses contradictions et sa mauvaise conscience, le carnivore s’emploie donc à :
- assener des vérités toutes faites (et fausses) sur consommation de viande et bonne santé ;
- se moquer des végétariens/végans en les prenant pour de sympathiques militants trop sensibles ;
- couper tout lien entre le steak et la vache qu’il imagine paissant dans les prés, entre son gentil petit minou suralimenté et le civet dans la cocotte.
Il a pourtant du mal à justifier que ces animaux souffrent légitimement pendant toute leur vie pour lui procurer quelques minutes de plaisir gustatif. Alors souvent, le carnivore est au mieux moqueur ou provocateur, parfois agressif.
On sait que la viande n’est pas indispensable à une bonne santé et que si les gens mangent de la viande, c’est parce qu’ils y sont habitués et parce qu’ils aiment ça. Les habitudes se changent, l’égoïsme est plus tenace. Combien de fois les végétariens ont entendu les carnivores justifier leur choix en disant : « Mais moi, j’aime la viande ! ». Cette blague… : moi aussi !
Cette illusion du « bon droit carnivore » est de plus en plus remise en cause. On peut lire par exemple la récente tribune (28/07/2018) du professeur Renan Larue dans Libération :
On comprend aisément que le secteur agro-industriel veuille maintenir pour lui et ses clients l’illusion du bon droit carnivore. Mais les scientifiques ? Les philosophes ? On lit quelquefois chez eux que l’exploitation des animaux est une chose admirable parce qu’elle nous a permis de devenir ce que nous sommes aujourd’hui. S’il faut se réjouir, réjouissons-nous surtout d’être parvenus à un stade de développement dans lequel nous ne sommes plus tenus d’assujettir les bêtes pour vivre et vivre bien. Regrettons que leur sang ait été le prix de nos succès et hâtons-nous de trouver de nouvelles voies pour continuer d’avancer.
Les militants cherchent avant tout à engager la discussion. Qui est prêt à parler est prêt à remettre en cause son sacrosaint droit au plaisir gustatif. Montrer l’exemple, parler, expliquer est une démarche efficace et non agressive qui peut conduire à des changements. La démarche est longue mais l’engagement en sera d’autant plus réfléchi. Ainsi l’association avance elle aussi victoire après victoire, marquant les esprits par des vidéos choc mais aussi en négociant avec l’industrie agro-alimentaire, par exemple sur le boycott des œufs de poules en batterie. Elle est à l’origine de procès très médiatisés sur des abattoirs (Alès, Houdan, Limoges…) dont certains ont été momentanément fermés. Des hommes ont été condamnés, des entreprises obligées d’améliorer leur matériel ou de revoir leurs pratiques. Mais le paradoxe reste au cœur du combat : comment les machines à tuer que sont les abattoirs pourraient-ils être non violents ? Comment des hommes qui toute la journée tuent des êtres vivants pourraient-ils ne pas parfois céder à la violence ? L 214 n’accuse pas les gens mais bien toute notre société carnivore. C’est pourquoi elle milite pour l’abolition.
Elle milite également pour le véganisme en refusant tout aliment d’origine animale (y compris donc les œufs et les laitages) et l’exploitation des animaux en particulier. Vous avez peut-être rencontré de ces vegans agités du bocal qui conspuent tout ce qui ne leur ressemble pas. Hélas, chez les vegans comme ailleurs, il y a des extrémistes qui font plus de bruit que les autres et dont l’agitation et l’énervement finissent pas nuire à la cause. Devenir vegan, c’est comme entrer en religion : la cause tient à cœur et porte à l’absolu. Mais il est des végans et des végétariens tolérants, prêts à expliquer leur démarche.
Il y a aussi des débats entre spécistes et antispécistes. Pour ma part, ils ne m’intéressent pas : je ne cherche pas l’égalité entre homme et animal mais bien la fin de l’exploitation et de la souffrance.
Des livres comme celui de Jean-Baptiste Del Amo servent à étayer l’argumentation des végétaliens avec des chiffres, des faits et des études sérieuses. Les fondateurs expliquent d’ailleurs clairement combien il est important de s’appuyer sur une documentation solide, des vidéos irréprochables et des textes de loi. Ils doivent faire face à des lobbies très puissants prêts à s’engouffrer dans la moindre faille juridique.
L’industrie de la viande brasse beaucoup d’argent. Elle est aussi une des principales causes de pollution sans que cela gêne grand-monde. Les déjections animales, l’eau nécessaire à l’élevage industriel et à la culture des aliments pour animaux appauvrissent la planète. Pourquoi n’est-il pas plus souvent question de la transformation des éleveurs en agriculteurs ? Il s’agit toujours de nourrir la planète, mais de façon plus raisonnée, plus saine et moins égoïste.
L 214, une voix pour les animaux est donc un ouvrage qui fait le point sur l’association, ses buts et ses actions, nous fait découvrir l’engagement de ses militants et propose pistes de réflexion et arguments sérieux en faveur du bien-être animal. Il permettra à ceux qui se sentent démunis face aux moqueries ou aux attaques que leur alimentation végétale suscite de trouver des arguments étayés sur des faits et des enquêtes.
A consulter : une bibliographie sur la condition animale ainsi que le livre publié par l’association elle-même en 2019 : La facecachée de nos assiettes.
.
L 214, une voix pour les animaux
Jean-Baptiste Del Amo
Arthaud, 2017
ISBN : 978-2-0813-9548-0 – 407 pages – 19,90 €
Je n’ai pas encore lu ce livre, mais je planche sur la légitimité et l’efficacité de la non-violence dans l’activisme. J’en parle dans les mois qui viennent sur mon blog, je recoupe les lectures. Ce sujet est devenu très important pour moi, dans la mesure où le principe de non-violence n’est jamais questionné au sein de la sphère politisée à gauche. Certains mouvements sont franchement autoritaires et dogmatiques, à vouloir interdire à tout prix toute forme de lutte qui ne leur correspond pas. Dans cet ouvrage, est-ce que L214 fait référence à un moment ou un autre à un principe de non-violence ? Iels ont été très limites (pour ne pas dire qu’iels ont fait de la dénonciation de graffeur·se – pff, j’en parlerai de la violence des graffs^^) en manifestation, et j’en éprouve une certaine déception (je suis donatrice). Merci !
Del Amo insiste sur l’aspect « dialogue » : il est avant tout important de parler. Mais dans une association d’une telle ampleur, il y a toutes sortes de militants… Et certaines actions de L214, sans être violentes en elles-mêmes, sont choquantes, comme exhiber des cadavres d’animaux et s’allonger dans des mares de faux sang… mais ça fait réagir et c’est ce qu’il faut…
Oui, iels jouent sur les images choquantes, mais ça reste en effet de la communication, très efficace au demeurant. Iels appellent aussi bien à voir les choses pour ce qu’elles sont (filmer les abattoirs) qu’à avoir de l’empathie (montrer la sensibilité des cochons). Mais vouloir tout contrôler en manif c’est ridicule, surtout que ce sont souvent les débordements qui permettent de faire connaître une manif par les médias. Merci pour ton retour, je pense que j’ai intérêt à lire ce bouquin rapidement! Cela dit, je remarque au fil des discussions avec les gens que l’opinion publique semble attendre de la part de celleux qui dénoncent la violence la plus phénoménale qui soit, qui tue des milliards d’êtres chaque année et depuis des millénaires, beaucoup plus de « calme », de sagesse et de non-violence que dans des mouvements ordinaires. N’est-ce pas incroyable?
Je les vois assez souvent en ville, le samedi après-midi, essayer d’entrer en contact avec la population. J’ai discuté plusieurs fois avec eux. Ce sont des gens qui m’apparaissent plutôt calmes et sachant argumenter. Et les vidéos sont sans appel .. Mais je ne suis pas vegan, puisque mes problèmes personnels m’empêchent de manger des fruits, des légumes, les légumineuses et j’en passe et des meilleures. Si je ne mange pas de protéines animales, je ne me nourris plus … Je choisis les endroits où j’achète, sans me faire trop d’illusions non plus.
La santé est bien sûr primordiale, il n’y a pas à discuter dans ces cas-là…
Tout à fait, les véganes n’exigent pas de faire passer les animaux avant nous, mais de prendre soin de tout le monde autant que faire se peut.
Merci pour cet article pertinent et posé. Lire aussi du même auteur le formidable roman « Règne animal » qui raconte une famille d’éleveurs du début du XXe aux années 80. Magnifiquement écrit.
J’espère bien le lire, merci pour ce conseil.
Comme tout en religion, il faut absolument éviter l’intégrisme et certains végétariens sont intégristes et je déteste cela. Nous sommes des omnivores et… J’aime la viande. Je n’aime pas leur façon de vouloir nous culpabiliser !
Culpabiliser les carnivores peut aussi être une façon, un peu provocante certes, d’engager le débat, et aussi de faire ouvrir les yeux sur certains abus et des souffrances certaines qu’on voudrait bien oublier pour manger tranquillement…
Mais le débat ne va que dans un seul sens, celui du végétarisme… Au vu et à l’écoute de tout les débats vus et entendus
Je suis toujours interloquée par le fait qu’un si faible pourcentage de personnes refusant d’ingérer des produits animaux suffise à faire culpabiliser ceux, la grande majorité, qui restent omnivores. N’y aurait-il pas là un fond semi-conscient de culpa malgré un discours d’innocence outrée?
Le véganisme n’est pas une religion et défend le droit à vivre des animaux non humains.
Ce qui m’intéresse dans le sujet c’est que l’argumentation est riche, et sans rien d’évident. Cela pose la question de la place de l’être humain par rapport aux autres espèces et par rapport à son histoire, un sujet qui est tout sauf linéaire et donné. C’est très intéressant et riche de pistes de réflexion.
On sent que le sujet te tient à coeur.
C’est un sujet auquel je suis de plus en plus sensible et sur lequel je me suis beaucoup renseignée tout en ayant du mal à faire une réelle transition. Je fais des efforts, pas assez encore, et je ne sais pas si un jour je pourrais être végétarienne (végane, je ne pense pas, mais il y a quelques années j’aurais eu du mal à apprécier de me nourrir plusieurs semaines sans viande/poisson, alors qui sait). J’ai l’impression que de plus en plus de gens entament une réflexion et des actions dans ce sens en tout cas. En revanche, je vois qu’on en parle dans les commentaires, mais les actions choc ou violentes, je trouve ça extrêmement contre-productif. Et certains parallèles avec l’esclavage ou autres événements horribles me choquent vraiment en plus de manquer de pertinence.
Merci pour la référence en tout cas, ça a l’air passionnant.
Il y a des rapprochements qui peuvent choquer mais qui ont été faits par des Juifs eux-mêmes, comme Isaac Bashevis Singer : « l’auteur yiddish et prix Nobel de littérature Isaac Bashevis Singer (qui a écrit, dans une nouvelle dont le titre de ce livre est tiré, « pour ces créatures, tous les humains sont des nazis ») fut le premier à oser la comparaison entre le sort réservé aux animaux d’élevage et celui que les hommes ont fait subir à leurs semblables pendant la Shoah. » Un livre qui décrit la souffrance des animaux en raison de leur exploitation s’appelle Un éternel Treblinka.