Mary Anning n’est encore qu’une enfant quand elle rencontre Elizabeth Philpot sur les plages de Lyme Regis au sud de l’Angleterre. Elles vont entretenir une relation d’amitié, autant que faire se peut compte tenu de leur différence sociale. Mary n’est qu’une fille du peuple qui en compagnie de son frère cherche de drôles de cailloux qu’elle appelle des curios, de ces prodigieuses créatures qui étonnent en ce tout début de XIXe siècle. Elizabeth est une des nombreuses sœurs Philpot, exilées de Londres, qui à vingt-et-un ans sait déjà qu’elle demeurera vieille fille. Elle cherche des poissons fossiles pour sa collection.
Mary et son frère ramassent des fossiles qu’ils revendent ensuite à des collectionneurs : ainsi gagnent-ils leur vie et tentent-ils d’éponger les dettes laissées par leur père artisan. Ils sont à deux doigts du dénuement. Puis un jour, Mary trouve un fossile bien plus étrange qu’elle appelle crocodile faute de mieux. Collectionneurs mais aussi savants se pressent désormais à Lyme Regis pour voir de leurs yeux ces découvertes qui remettent en question les fondements mêmes de la société.
Car ces animaux figés dans la pierre ne ressemblent à aucun animal connu. Personne ne les a jamais répertoriés : ils sont à la fois nouveaux et très anciens. On peut présumer qu’ils ont disparu, qu’ils n’existent plus. C’est donc que Dieu, qui est à l’origine de toutes choses, aurait créé des animaux pour ensuite ne plus s’en soucier, ou s’en débarrasser… les jugerait-il ratés ou inutiles ? Dans ce cas pourquoi les avoir créés ? Par erreur ? Dieu ne peut pas faire d’erreurs…
C’est peu de dire que je m’intéresse aux premiers « préhistoriens », dont Jacques Boucher de Perthes, mon idole. Au-delà des individus, ce sont les combats qu’ils ont menés qui sont passionnants. Ils ont d’abord été une poignée à affirmer l’ancienneté de la Terre puis de l’Homme, et ainsi à contredire la Bible. On peut avoir du mal à imaginer l’ampleur des bouleversements engendrés mais ce fut énorme. Les plus passionnants de ces hommes furent sans doute les abbés (Breuil, Bourgeois, Bouysonnie : ils furent nombreux !) qui tentèrent l’allier Foi et Science.
Tracy Chevalier choisit de se situer aux balbutiements de cette science nouvelle (le mot préhistoire n’existait pas encore, on parlait d’antédiluvien) qui n’avait guère que la géologie et l’anatomie comparée pour comprendre les prodigieuses créatures de Mary Anning. Les scientifiques cherchaient alors à leur trouver une explication divine. Georges Cuvier l’omnipotent avait imaginé le catastrophisme et il n’était plus ds lors possible d’envisager autre chose. Puisqu’il n’en est pas question dan le roman, il semblerait que Elizabeth, pourtant lectrice de revues scientifiques, n’ait pas entendu parler de Lamarck (idole n°2).
On voit passer dans Prodigieuses créatures les acteurs de l’époque dont le fameux Georges Cuvier qui régnait en maître. Mais Tracy Chevalier a l’excellente idée de mettre en scène ceux que l’Histoire méconnaît : les véritables découvreurs, ceux qui arpentent les plages, creusent et trouvent. Car ces messieurs engagent des ouvriers pour faire le travail de recherche lui-même ou bien achètent les trouvailles des autres (d’où de nombreux abus de confiance ou supercheries). Revues savantes et musées ne citent que les acquéreurs, ceux à qui au final les fossiles appartiennent, pas ceux qui se salissent les mains.
Il s’agit ici de deux femmes qui ont effectivement existé et été amies. La fiction s’en mêle et permet à l’auteur de rendre compte de la condition féminine. On est à l’époque de Jane Austen : point de salut pour une femme en dehors du mariage. La vie des condamnées au célibat faute de fortune n’est qu’une suite de jours sans relief car tout est interdit. Les conventions sociales font qu’il est impossible pour une femme de se promener seule dans les rues de Londres. Il est particulièrement question du mépris des scientifiques à leur égard. Même pas du mépris en fait : elles n’existaient tout simplement pas.
Tracy Chevalier parvient très bien à romancer des théories complexes, parfois austères la géologie est quand même une science peu romanesque…), à rendre compte de de leurs conséquences sociales et des débats qu’elles ont engendrés. Et surtout, elle donne chair aux acteurs de ces débats, à tous ces scientifiques chauves et bedonnants dont on ne connaît aujourd’hui bien souvent que les portraits. Elle les fait hommes plutôt que savants et c’est un réussite.
Tracy Chevalier sur Tête de lecture
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Prodigieuses créatures
Tracy Chevalier traduite de l’anglais par Anouk Neuhoff
La Table ronde, 2010
ISBN : 978-2-7103-4-3 – 377 pages – 23 €
Remarkable Creatures, parution originale : 2009
Je sais que j’en ai un de l’auteure dans ma PAL, je me demande si ce n’est pas celui-ci. Je vais encore remuer mes piles dans tous les sens …
Il le faut : de temps en temps, on retrouve des merveilles !
J’en ai lu un de l’auteur (avec des pommiers dans l’histoire) sans trop aimer à fond. A voir, donc, surtout si ça parle de condition féminine.
Je vais chipoter : sortir seule, pas possible , OK, mais si tu es une servante, là tu pouvais?
Nathalie se charge de te répondre 😉 Moi qui ne suis pas fan de romans sur la condition féminine, j’ai trouvé celui-ci réussi (ça n’est pas le thème principal mais les héroïnes étant alternativement narratrices, l’aspect est très présent).
Évidemment, avec un tel sujet, j’ai noté ce livre ! Et évidemment, je ne l’ai toujours pas lu. Pourtant, typiquement le genre de choses qui m’intéressent, comme toi.
@Keisha : Enfin voyons, comparer la moralité d’une dame et d’une servante ! Ça ne se fait pas !
Je te conseille donc de découvrir Boucher de Perthes, sa vie, ses découvertes, son combat : il est très attachant, et il a beaucoup, beaucoup écrit… même si aujourd’hui il est tout à fait oublié.
Ce roman est le seul que j’ai lu de Tracy Chevalier, parce que le sujet m’intéressait, et je n’ai pas été déçue, je l’ai trouvé captivant et cela me fait plaisir que tu en parles.
J’ai vu qu’elle en avait écrit beaucoup, mais je n’ai lu que La jeune fille à la perle, avec moins d’enthousiasme même si c’est aussi un bon livre dans son genre.
Je n’ai rien lu de Tracy Chevalier depuis La jeune fille à la perle, lu quasi à sa parution, et pourtant j’avais beaucoup aimé. Je crois que j’avais vu passer des avis mitigés sur ses autres romans. A voir donc, le sujet et l’époque m’intéressent assez.
Je te conseille donc celui-ci, je l’ai trouvé encore meilleure.
Je pense le lire depuis sa sortie celui-là, forcément avec un sujet pareil. J’ai toujours été fascinée par le changement de paradigme du XIXe siècle, un bouleversement proche … et bien d’un déluge justement ; qui a modifié tout de notre conception du monde, de la vie, de l’univers. bref… ne nous emportons pas. comme je viens de me réconcilier avec Tracy Chevalier en lisant la brodeuse, je vais sauter le pas je crois 🙂
Moi aussi, les bouleversements sociaux issus de « l’invention » de la préhistoire me fascinent, et c’est ça qui m’a amenée vers Boucher de Perthes puis les autres, ainsi que vers les romans comme celui-ci qui traitent du sujet. Lis celui-là, il te plaira.
Je l’avais adoré. Les personnages et le fond historique sont très réussis comme tu le dis, même si je suis novice dans le domaine contrairement à toi. Depuis, j’ai été déçue par Tracy Chevalier, même si le commentaire de Yue Yin m’intrigue.
Celui qu’elle vient de lire semble intéressant aussi.
je n’ai pas tout aimé de l’autrice alors j’ai moins envie d’aller la lire… Peut-être que ça reviendra.
Je n’avais jamais été tentée de lire Tracy Chevalier jusqu’ici, mais il est tout à fait possible que ton billet me fasse changer d’avis. En tout cas, j’aime bien la distinction antédiluvien/préhistoire, deux mots qui en disent long sur l’évolution des mentalités en ce qui concerne les mérites respectifs de la foi et de la science.
Je n’ai lu que deux romans de l’auteure qui ne m’avaient pas spécialement convaincus. Mais celui-ci semble faire l’unanimité.
Je l’avais adoré celui-ci, justement parce que, alors que les fossiles ce n’est a priori pas ma tasse de thé, Tracy Chevalier a su rendre cela passionnant en montrant les débats qui agitaient cette science émergente.
D’elle, j’ai aussi beaucoup aimé « La dernière fugitive ». Mais j’ai aussi été déçue par d’autres de ses titres. Je lirai son dernier cependant, il me tente.
j’ai le livre dans ma pal car le sujet m’intéressait – puis j’ai lu quelques commentaires négatifs sur ce roman, du coup j’ai laissé le livre dans ma bibliothèque – je devrais sans doute l’en sortir
J’ai adoré ce livre ! Beaucoup appris aussi.
Bonne journée !
PS. Tracy Chevalier vient de publier un nouveau roman…
J’ai lu plusieurs titres de Tracy Chevalier, et j’ai été parfois un peu déçue, mais celui-ci m’avait beaucoup plu, je suis néophyte en antédiluvien mais l’aspect romanesque est très bien tricoté avec l’aspect documentaire et les débats historiques y prennent toute leur pertinence. Un modle du genre, je trouve.